Sondage après sondage en Russie, rien à faire : les libéraux à l’occidentale comme Navalny restent obstinément en retrait dans l’opinion publique, et si les dernières élections locales ont porté un coup de semonce à Poutine, il est venu de son flanc gauche : du Parti communiste.
Mais pourquoi les Russes s’obstinent-ils à rejeter les « valeurs » libérales qui font le bonheur quotidien des peuples des USA et de l’UE ?
Par Natylie Baldwin
Paru sur RT le 21 Novembre 2021 sous le titre Why did Russians fall out of love with the West?
Quand le mur de Berlin est tombé, nombre d’observateurs ont déclaré triomphalement que l’Occident avait gagné la guerre froide et que ses valeurs seraient bientôt universellement acceptées, évinçant les anciens systèmes qui avaient dominé l’Europe de l’Est pendant des décennies.
Cependant, plus de trente ans plus tard, il est clair que les Russes ne sont pas pressés d’imiter les systèmes libéraux de pays comme les États-Unis. Selon un sondage publié le mois dernier, près de la moitié des Russes déclarent ne pas adhérer aux valeurs démocratiques. De nombreux experts occidentaux s’empresseraient d’en rejeter la faute sur le président Vladimir Poutine, qu’ils accusent d’avoir anéanti leurs espoirs pour le pays, après la chute du communisme, en le transformant en État capitaliste hybride. Mais pourquoi tant de Russes sont-ils si sceptiques quant aux promesses de l’Occident?
Il y a effectivement eu une période de lune de miel immédiatement après la fin de la Guerre froide, alors qu’une grande majorité de Russes voyaient d’un bon œil les États-Unis et leurs institutions, et étaient ouverts au type de démocratie tant vanté depuis l’étranger. L’Occident ne comprend pas bien pourquoi les Russes ont fini par être déçus au point que nombre d’entre eux qualifient aujourd’hui la démocratie à l’Occidentale de « m*rdocratie ». La réponse à cette question exige que l’on revienne sur l’expérience russe des années 1990.
Jack Matlock, ambassadeur des États-Unis en Russie sous l’administration Bush, explique qu’après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, le pays a été en proie à « une inflation galopante qui a détruit toute l’épargne, à des pénuries de biens essentiels encore pires que sous le communisme, à une explosion de la criminalité et à un gouvernement qui, pendant plusieurs années, n’a même pas été en mesure de payer à temps les misérables retraites des fonctionnaires. Les conditions ressemblaient beaucoup plus à de l’anarchie qu’à la vie dans une démocratie moderne. »
Cette caractérisation est confirmée par de nombreux Russes et Américains qui ont eu une expérience sur le terrain dans le pays pendant l’ère Eltsine. Cela contredit le récit nostalgique avancé par de nombreux commentateurs des médias occidentaux actuels, selon lequel la Russie avait été une petite démocratie désordonnée profitant des miracles du libre marché pendant les années Eltsine, pour être ensuite détruite par Poutine.
Sharon Tennison, fondatrice du Center for Citizen Initiatives, qui mène une diplomatie citoyenne entre les États-Unis et la Russie et soutient des projets communautaires et commerciaux dans le pays depuis 1983, a rappelé dans une série d’entretiens avec moi ce qu’elle a vu se produire lors de ses voyages réguliers en Russie durant l’ère Eltsine. Selon Tennison, la situation était tout sauf démocratique :
« [Je me souviens] d’une nuit glaciale où, en sortant du métro, j’ai vu une file de trois ou quatre petites grand-mères, visages ridés, manteaux et écharpes usés, tenant chacune un paquet de cigarettes à vendre… Des gens ordinaires vendaient de la nourriture sur les bord de routes… de jeunes oligarques conduisaient des voitures de collection à 100 000 dollars dans les deux capitales, où des personnes âgées sans abri vivaient dans des parcs publics, et où des millions de personnes étaient mortes de faim à cause de la perte de leurs roubles dans les banques d’État. »
Quand le crime payait
La vie était devenue si dangereuse à Moscou qu’à un moment donné, au début des années 90, un fonctionnaire de l’ambassade américaine a persuadé Tennison de quitter le motel où elle résidait pour s’installer dans les locaux de l’ambassade.
Andrei Sitov, un journaliste russe, a raconté un incident survenu en 1995, alors que lui et sa famille vivaient à Moscou : « Ma fille, en allant promener le chien, a découvert un cadavre dans le couloir de notre immeuble… Lorsque j’ai fait remarquer à ma femme que le taux de criminalité à New York, où nous vivions auparavant, était encore considérablement plus élevé, elle m’a rétorqué qu’à New York, on savait quels quartiers éviter et [lesquels étaient] relativement sûrs, alors qu’à Moscou, apparemment, tout pouvait arriver n’importe où. »
Malheureusement, cette violence ne se limitait pas à Moscou. Lena, journaliste à l’époque à Saint-Pétersbourg, se souvient d’à quel point cette période était effrayante : « J’avais aussi peur qu’il arrive quelque chose à ma petite fille, alors je ne la laissais jamais sortir seule. La famille d’une connaissance de mon ami avait été assassinée par des toxicomanes dans [leur] cage d’escalier ». Elle ajoute que ceux qui essayaient de démarrer des petites entreprises se retrouvaient souvent rackettés par des criminels organisés. Par conséquent, elle craignait pour la sécurité de son mari, qui était un jeune entrepreneur : « J’avais très peur pour mon mari, qui avait créé sa propre entreprise. J’avais peur qu’il ne soit pas en mesure de supporter le choc financier, qu’il soit tué. »
Sasha Lubianoi, un entrepreneur de Volgograd, pense que le peuple américain avait généralement de bonnes intentions envers la Russie après la fin de la Guerre froide, mais que la classe politique de Washington voulait exploiter la faiblesse de la Russie.
Il pense également que les normes culturelles et l’autorité morale de l’Amérique ont commencé à dégénérer au cours de cette période et que leur perpétuation dans le monde entier a eu des conséquences négatives : « De mon point de vue, à la fin des années 1990, l’Amérique avait de moins en moins d’éthique, et n’avait donc plus rien à enseigner au peuple russe », dit-il. « Dans les années 1990, l’Amérique a inondé non seulement la Russie, mais aussi l’Europe et l’Asie, de films hollywoodiens des plus bas et des plus immoraux… À travers ces films, toute moralité était dévalorisée, y compris celle de notre peuple. La violence, le « droit du flingue », est devenu le modèle d’une vie réussie, bien menée. Les hommes d’affaires, les meurtriers, les gangsters sont devenus les modèles à suivre. »
Une situation désespérée
Irina, une traductrice de Saint-Pétersbourg, a expliqué comment les Russes avaient d’abord pensé que s’ouvrir au capitalisme occidental leur apporterait une vie meilleure, mais le désenchantement face à sa réalité s’est vite installé. « Les Russes accueillaient favorablement les changements et espéraient le meilleur. Nous étions assez naïfs… Nous espérions probablement pouvoir conserver les meilleures caractéristiques du socialisme et y ajouter certains avantages du capitalisme. Notre histoire d’amour avec le mode de vie occidental s’est terminée… [avec] la fameuse « Thérapie de choc ». En 1991, les prix ont été déréglementés, la majorité des entreprises d’État ont été réduites ou fermées, l’inflation a parfois atteint 1000 % par mois. Les gens avaient peur de pénuries alimentaires. Mon père, pour la première fois de sa vie, avait fait des stocks de ses céréales préférées, de savon, de pâtes, de conserves de viande et de poisson et d’allumettes. »
Olga, qui travaillait dans une école de la deuxième capitale à cette époque, a parlé de la pauvreté désespérée qui poussait certaines jeunes filles qu’elle connaissait à la prostitution et à une mort prématurée. La nourriture était difficile à acheter et les salaires n’étaient pas versés à temps : « Les salaires étaient retardés de six mois. Les enseignants d’une école avaient été divisés en trois parties. Certains d’entre eux recevaient leurs congés à temps. D’autres les recevaient au cœur de l’été, les derniers recevaient l’argent à la fin de l’été. »
De même, Loudmila, professeur adjoint de biologie dans une université d’État de Briansk à l’époque, se souvient que les éducateurs, entre autres, n’étaient pas payés pendant de longues périodes et devaient improviser d’autres moyens de survivre économiquement : « Les personnes diplômées d’études supérieures n’avaient absolument pas payées pendant un an et demi d’affilée. Tous les professeurs d’université ont donc fait du commerce sur le marché pendant leur temps libre. Les ingénieurs et les militaires ont essayé d’ouvrir de petites entreprises. Mais les bandits tuaient les plus prospères. Les hommes qui ne réussissaient pas mettaient fin à leurs jours. J’ai fini le secondaire en 1971. Il y avait seize filles et seize garçons dans notre classe. Tous ont fait ensuite des études universitaires, tous ont eu un succès correct jusqu’aux années 90. Après les années 90, il ne restait plus que quatre des garçons de notre classe encore vivants. »
Après le crash
La représentation fréquente dans les médias occidentaux de l’ère Eltsine en Russie comme une période de démocratie prospère et de l’ère Poutine comme un retour aux ténèbres est fausse à de nombreux niveaux. Comme l’a déclaré Tennison :
« J’aimerais que les Américains puissent entrer dans ma banque mémorielle et comprendre la dévastation que les Russes de tous horizons ont subie dans les années 90 », a-t-elle expliqué. « C’était incroyable pour des gens qui avaient toujours eu assez de nourriture, des appartements chauds même s’il n’y avait qu’une seule pièce, des rues sûres, des soins de santé, de bonnes écoles… tout d’un coup, ils n’avaient plus rien. Ils comprendraient mieux pourquoi 60 à 70 % des Russes soutiennent Poutine. »
Sitov a également fait remarquer la différence entre les années 90 et aujourd’hui : « Mon impression personnelle de Moscou est que c’est actuellement probablement l’une des villes les plus agréables, les mieux entretenues et les plus pratiques au monde. »
Pour ceux qui veulent comprendre pourquoi tant de Russes donnent la priorité à la stabilité et à l’amélioration du niveau de vie sous Poutine plutôt qu’à une démocratie de style occidental, il faut commencer par mesurer l’ampleur de ce qui est réellement arrivé aux Russes dans les années 90 « démocratiques ».
Natylie Baldwin
Photo WikiImages / Pixabay
Traduction et note: Corinne Autey-Roussel/Entelekheia
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