Le complexe de supériorité des USA accélère leur déclin… et le nôtre Par Laura Ruggeri Arrêt sur info — 09 novembre 2021

 

Photo Pixabay : un des nombreux villages de tentes des USA.


Par Laura Ruggeri
Paru le 4 novembre 2021 sur Strategic Culture Foundation sous le titre The U.S. Moral Superiority Complex Is Accelerating Its Decline


La définition de la folie, c’était faire la même chose à répétition et s’attendre à ce que les résultats soient différents. Quelqu’un se dévouerait pour le dire à l’équipe Biden ?

Peu après le retrait chaotique des troupes américaines d’Afghanistan, David Ignatius, chroniqueur au Washington Post et familier de l’État profond, a fait remarquer que « les revers en Afghanistan sont déconcertants pour une équipe de sécurité nationale de Biden qui a rarement connu d’échecs personnels (…) Ce sont les meilleurs et les plus brillants de l’Amérique, qui sont arrivés jusqu’à la fin de partie désordonnée de la guerre d’Afghanistan avec des états de service impeccables. »

Bien que ses critiques à l’égard de l’équipe de sécurité nationale des USA soient naturellement prudentes, quiconque jette un regard impartial sur les libéraux d’élite qui sont considérés comme les « meilleurs et les plus brillants » de l’Amérique des cercles de Washington conclurait qu’ils sont plus forts en matière de slogans que sur le terrain, ce qui entraîne une déconnexion entre les idées et leur mise en œuvre, et qu’ils manquent d’expérience à l’étranger : un seul diplomate de carrière occupe un poste de haut niveau au sein du Conseil national de sécurité américain, le directeur pour l’Afrique.

Leur capacité à faire preuve de cohésion idéologique au détriment d’un processus réflexif de pensée logique est remarquable mais pas surprenante : les libéraux de l’establishment se considèrent effectivement comme le centre des lumières politiques. S’ils semblent vaniteux et autosatisfaits, c’est parce qu’ils font partie d’une structure de pouvoir qui produit et perpétue ces traits de caractère. Ceux qui envisagent la possibilité d’un échec sont relégués au rang d’oiseaux de mauvais augure, le devant de la scène étant réservé à ceux qui affichent leur confiance et leur sentiment de supériorité morale. Quant à la prise en compte de points de vue opposés, elle est tout à fait facultative.

Dans le même article du Washington Post, Ignatius observe que « l’échec peut saper la confiance et le consensus d’une équipe, et c’est un danger pour la Maison Blanche de Biden. Ce groupe a été extraordinairement proche et convivial au cours des sept premiers mois de Biden. Mais on peut déjà voir les premières fissures dans la forteresse Biden. »

S’agit-il du genre de fissures qui apparaissent lorsque la réalité met à mal les illusions, lorsque « ce qui est » entre en collision avec « ce qui devrait être », lorsque la logique militaire réfute la fable d’une puissance bénigne exportant avec succès « la liberté, la démocratie et les droits de l’homme » ?

Formés à la guerre hybride, les collaborateurs de Biden se sont soudainement retrouvés face à une crise militaire conventionnelle et ont semblé dépassés par les événements. Comme nous l’avons vu, la gestion concrète d’une retraite miliaire et la communication médiatique dont elle s’accompagne exigent des compétences totalement différentes.

Il ne fait aucun doute que l’image de l’un des plus grands désastres de l’histoire américaine en matière de politique étrangère a nui à la réputation des États-Unis, tant à l’intérieur du pays qu’à l’étranger, et c’est pourquoi nous devons nous attendre à de nouvelles initiatives agressives destinées à renforcer le « soft power » américain et à resserrer le contrôle des narratifs par des méthodes détournées.

Les narratifs soigneusement élaborés sont cruciaux pour les États-Unis, car ils vendent au monde un modèle de développement qui a échoué. Le présenter comme inclusif, égalitaire, écologique et durable, c’est comme mettre du rouge à lèvres à une truie, c’est grotesque. Gérer les perceptions, dénigrer les modèles civilisationnels et économiques alternatifs et diaboliser la concurrence ne fonctionne plus. Une partie de plus en plus importante de la population mondiale développe des anticorps de plus en plus puissants contre le virus de la propagande américaine. C’est pourquoi les outils traditionnels du « soft power » – commerce, normes juridiques, technologie – sont de plus en plus utilisés pour contraindre plutôt que pour convaincre.

Après la catastrophe en Afghanistan, l’ancien ambassadeur de France en Israël, à l’ONU et aux États-Unis, Gérard Araud, a partagé sa consternation sur Twitter : « L’absence d’examen de conscience en Occident est vu ailleurs avec incrédulité. Les guerres menées par l’Occident ont récemment coûté la vie à des centaines de milliers de civils pour un résultat nul, or nous continuons à faire la leçon au monde sur nos valeurs. Avez-vous la moindre idée de la façon dont nous sommes vus à l’étranger ? »

Si même les alliés se lassent des prêches de l’Amérique, devinez comment cela se passe dans le reste du monde.

À la fin du mois d’août, alors que les alliés des États-Unis évaluaient ce que ce retrait désordonné et mal coordonné signifiait pour la puissance et l’influence de l’Occident, Biden a prononcé un discours dans lequel il expliquait : « Cette décision concernant l’Afghanistan ne concerne pas seulement ce pays. Il s’agit de mettre fin à une ère d’opérations militaires majeures visant à remodeler d’autres pays. »

Sa déclaration signalait l’intention d’extraire l’armée américaine d’une guerre qui s’était épuisée, politiquement, militairement et épistémiquement, mais ne laissait pas entendre que les États-Unis allaient renoncer à leurs ambitions impérialistes. Au cours des vingt dernières années, des changements tectoniques se sont produits : la guerre cybernétique, biologique, informationnelle, cognitive et économique modifie la façon dont les guerres sont menées. Mettre des soldats sur le terrain n’est plus la meilleure ni la seule façon de vaincre un adversaire.

La reconfiguration du paysage géopolitique et l’évolution rapide des rapports de force ont également nécessité une réévaluation des priorités. Maintenant que tous les regards sont tournés vers la région Asie-Pacifique, la question est de savoir si l’équipe Biden est la mieux adaptée aux défis auxquels la puissance américaine est confrontée.

Les plus proches collaborateurs de Biden n’ont jamais appris les principes fondamentaux de la realpolitik, ils sont convaincus que les valeurs libérales sont universellement valables et que le recours à la force (rebaptisé « interventionnisme humanitaire ») est moralement justifié. Ils n’ont jamais douté que le modèle occidental allait conquérir le monde parce qu’ils ont grandi à la fin de la guerre froide, une époque effectivement caractérisée par un « moment unipolaire ». Cette période est bel et bien terminée et l’ordre libéral occidental dans sa forme actuelle est un système qui s’effiloche.

Pendant que les États-Unis allouaient des ressources à la destruction et à la déstabilisation de pays souverains, tout en ignorant les inégalités croissantes chez eux, leur principal concurrent, la Chine, tirait des millions de ses citoyens de la pauvreté et continuait à construire des infrastructures de pointe chez elle et à l’étranger, c’est-à-dire des projets qui apportent une différence tangible dans la vie quotidienne des gens. Il n’est pas étonnant que dissimuler cette vérité soit devenu une question de sécurité nationale.

Les Démocrates admettent ouvertement leur intention de coopter la Silicon Valley pour contrôler le discours politique public et réduire au silence les porteurs de vérités dérangeantes. Ils ont effectivement semé les graines d’un avenir où tout et tout le monde peut être (ou devenir) une menace pour la sécurité nationale.

Glenn Greenwald a révélé que les Démocrates du Congrès ont convoqué les PDG de Google, Facebook et Twitter à trois reprises cette année pour leur demander de censurer davantage de discours politiques. Ils ont explicitement menacé les entreprises de représailles juridiques et réglementaires si elles ne commençaient pas à censurer davantage. En mettant fin aux opinions dissidentes et en mettant au pas les personnes qui remettent en question le discours dominant, on rend illusoire la liberté d’expression, l’un des droits que les États-Unis font semblant de défendre lorsqu’ils condamnent de manière sélective des violations présumées des droits de l’homme dans d’autres pays. Le durcissement de la censure indique également que le contrôle de ce qui est dit, tant sur le territoire national qu’à l’étranger, est devenu vital pour les États-Unis.

La conviction selon laquelle « pour l’Amérique, nos intérêts sont nos valeurs et nos valeurs sont nos intérêts », l’un des principes des néocons, a été revue et corrigée par la gauche libérale pour promouvoir agressivement un autre type de valeurs : une sorte de capital symbolique qui permettrait aux États-Unis de maintenir leur domination en tant que défenseurs des droits de l’homme, alors que leurs propres droits constitutionnels sont attaqués chez eux. Chez eux, la grandiloquence le dispute à hypocrisie, mais cela n’empêche pas les totalitaires libéraux de troquer la liberté d’expression [un droit théoriquement garanti par la Constitution des USA, NdT] contre le droit des enfants à s’identifier au genre de leur choix, ou contre un quota obligatoire de sexes ou de races dans les conseils d’administration des entreprises.

L’histoire montre que les empires en phase de déclin ont tendance à produire des dirigeants incompétents, égocentriques et clivants qui accélèrent involontairement leur chute inévitable. C’est exactement ce qui semble se produire actuellement. Non seulement le sociétalisme libéral radical adopté par l’administration Biden et l’élite occidentale s’est déjà mis à dos des millions d’Américains, entraînant une polarisation sociale et politique, mais il s’est également mis à dos des dirigeants étrangers, y compris les dirigeants de pays alliés comme la Hongrie et la Turquie, qui sont qualifiés d’ « autoritaires ». Le système d’alliances des États-Unis étant de plus en plus fragile, les progressistes dogmatiques de l’administration US actuelle ressemblent de plus en plus à un éléphant dans un magasin de porcelaine.

L’actuel Conseil national de sécurité américain (NSC) est composé de conseillers qui sont le produit du type de pensée unique dominant depuis longtemps dans les universités anglo-américaines, ces madrassas de la gauche libérale où le débat est étouffé par des purges idéologiques. Les opinions et les visions du monde façonnées et renforcées dans ces chambres d’écho sont diffusées et amplifiées par les médias et d’autres industries. D’innombrables carrières d’ « experts » dépendent de l’exportation de ces simulacres de liberté, de démocratie et de droits de l’homme, non seulement parce que ces « experts » ont intériorisé la conviction selon laquelle ces biens immatériels possèdent une valeur morale intrinsèque, mais aussi parce que les États-Unis n’ont pas grand-chose d’autre à offrir au monde et à utiliser comme moyen de pression, à moins de considérer la destruction mutuelle assurée comme un moyen de pression.

Un exemple concret est le Sommet pour la démocratie que Biden convoquera en mode virtuel les 9 et 10 décembre 2021, avec une deuxième réunion prévue pour un an plus tard. L’objectif est de réunir plus de cent dirigeants de gouvernements sélectionnés (certains choix ont déjà suscité des controverses parmi les défenseurs de la démocratie), ainsi que diverses ONG, des militants (acteurs des changements de régime) et des entreprises pour « rallier les nations du monde à la défense de la démocratie à l’échelle mondiale » et « repousser la progression de l’autoritarisme », « s’attaquer à la corruption et la combattre », « faire progresser le respect des droits de l’homme ».

Bien que cette initiative soit principalement un moyen de renforcer la cohésion idéologique entre alliés en faisant appel à des « valeurs communes » et en évoquant une menace mondiale, à savoir l’ « autoritarisme », elle divise effectivement la communauté internationale en deux blocs de type Guerre froide, amis et ennemis. D’un côté, les pays qui ont obtenu un sceau d’approbation pour avoir suivi la ligne américaine et qui méritent donc d’être qualifiés de « démocratiques » ; de l’autre, un panier de déplorables qui refusent de reconnaître la supériorité du modèle de gouvernance et de la mission civilisatrice des États-Unis. En gros, c’est la version politiquement correcte du néocolonialisme.

Le Sommet pour la démocratie aura pour toile de fond l’AUKUS, la nouvelle alliance anglo-saxonne qui, de fait, relie l’OTAN à l’Asie-Pacifique par l’intermédiaire de la Grande-Bretagne. Ce qui est clairement conçu comme une alliance contre la Chine nuit gravement à la paix et à la stabilité régionales, intensifie la course aux armements et met en péril les efforts internationaux contre la prolifération des armes nucléaires.

D’un côté, les États-Unis renforcent leur puissance militaire, de l’autre, ils renforcent leur puissance idéologique qui, selon les intentions des organisateurs du sommet, donnera l’impulsion nécessaire pour renouveler et renforcer l’ordre international libéral qui a servi les intérêts des États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Le Sommet pour la démocratie a beau avoir un organisateur plus en vue que les événements similaires organisés par le passé, ses prémisses semblent aussi sourdes et exagérément ambitieuses aujourd’hui qu’hier. Prenons par exemple le Sommet de Copenhague pour la démocratie, organisé en mai par l’ « Alliance des démocraties », une fondation créée par l’ancien secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen, en 2017. Son objectif était de créer une Charte de Copenhague, sur le modèle de la Charte de l’Atlantique, comportant une clause similaire à l’article 5 de l’OTAN, selon laquelle « Un État faisant l’objet d’une attaque économique ou confronté à des détentions arbitraires de ses citoyens en raison de leurs positions en matière de démocratie ou de droits de l’homme pourrait demander un soutien unifié, y compris des mesures de rétorsion de la part des autres démocraties. » Cette proposition et d’autres propositions créatives incluses dans la Charte de Copenhague seront probablement ressassées lors du sommet qui sera ouvert par Biden en décembre.

Rasmussen peut, lui aussi, se targuer d’états de service impeccables en tant que pom-pom girl du leadership mondial des États-Unis, et cela pourrait expliquer pourquoi il semble prisonnier d’une distorsion temporelle et victime de cécité quant à l’état réel de ce leadership. Si le lecteur a besoin d’une confirmation supplémentaire de la relation compliquée de Rasmussen à la réalité, voici un extrait d’un article intitulé « Les bonnes leçons de l’Afghanistan » qu’il a écrit pour Foreign Affairs quelques semaines après le fiasco afghan : « Le monde ne doit pas tirer les mauvaises leçons de l’Afghanistan. Ce fiasco était loin d’être inévitable. La folie serait encore plus grande si les démocraties développées du monde cessaient de soutenir la quête de liberté et de démocratie dans les États autoritaires et les pays déchirés par la guerre. Cela inclut l’Afghanistan, où les États-Unis et leurs partenaires devraient apporter leur soutien aux efforts de résistance en cours pour s’opposer aux Talibans. » Nous savons tous ce qu’il est advenu de ces « efforts de résistance », mais Rasmussen ne laissera pas la réalité interférer avec ses illusions.

Il est peu probable que le Sommet pour la démocratie atteigne l’objectif inavoué de créer une Alliance des démocraties qui pourrait contourner le Conseil de sécurité des Nations unies. Mais il est indéniable que le Droit international est depuis longtemps attaqué, et qu’il est progressivement remplacé par le concept atlantiste d’un « système international fondé sur des règles » qui ne comporte aucune règle spécifique, mais permet à l’Occident de violer le Droit international sous prétexte de faire progresser les idéaux libéraux et d’exporter la démocratie.

Il est à présumer que l’USAID [1] sera appelée à jouer un rôle majeur lors du sommet. L’USAID, sous la direction de Samantha Powers, dispose d’un siège au Conseil de sécurité nationale des USA, et a été chargée de la mission de « moderniser l’assistance à la démocratie dans tous les domaines ». Cela inclut « le soutien aux gouvernements pour renforcer leur cybersécurité, contrer la désinformation et aider les acteurs démocratiques à se défendre contre la surveillance numérique, la censure et la répression. » Dans un double langage typiquement orwellien, les États-Unis demandent de l’aide en prétendant aider. Avec un budget militaire qui a déjà atteint ses limites, il devient impératif d’enrôler des acteurs étrangers (étatiques et non étatiques) pour les faire participer à la guerre de l’information et à la guerre cognitive.

La NED, l’USAID, l’USAGM, les organisations « philanthropiques » comme l’Open Society Foundations et le Réseau Omidyar préparent et financent depuis longtemps des journalistes, des activistes, des politiciens, divers types d’influenceurs et des leaders communautaires. Leur travail consiste à dresser un portrait négatif de la Chine, de la Russie et de tout pays qui résiste aux diktats des États-Unis. En Afrique, pour ne citer qu’un exemple parmi d’autres, des journalistes « indépendants » sont payés pour enquêter sur les entreprises chinoises actives dans les secteurs de l’exploitation minière, de la construction, de l’énergie, des infrastructures, des prêts bancaires et de l’environnement, et de les dépeindre comme étant à l’origine de préjudices pour les communautés, l’environnement et les travailleurs.

Début octobre, le secrétaire d’État Antony Blinken a dévoilé à Paris un nouveau partenariat avec l’OCDE : l’objectif affiché était de lutter contre la corruption et de promouvoir des infrastructures « de qualité ». Mais ce partenariat s’inscrit dans le cadre d’un contexte de lutte contre l’initiative « Belt and Road » (BRI) de la Chine. Les États-Unis ont également demandé au G7 et au QUAD de fournir les moyens financiers nécessaires à leur initiative « Build Back Better World » (BW3, « le monde de la reconstruction en mieux »), qui n’est qu’une nouvelle version du réseau « Blue Dot » de Trump. Étant donné que les États-Unis et leurs partenaires ne peuvent pas répondre à l’initiative BRI de manière symétrique – ils sont incapables d’égaler la Chine dollar pour dollar, projet pour projet – ils s’appuient sur des apparences de vertu, à la fois comme tactique de marketing et d’intimidation. Selon cette initiative, la construction d’infrastructures dans les pays en développement doit se conformer à un système de certification et à des règles de prêt fixées par les États-Unis et leurs partenaires, règles qui sont dissimulées dans le jargon bien connu de la durabilité sociale et environnementale, de l’égalité des sexes et de la lutte contre la corruption.

Au cas où la concurrence avec la Chine en Asie, en Europe et en Afrique se transformerait en confrontation ouverte, les États-Unis pourraient utiliser le BW3 pour accroître la pression sur les fonds d’investissement, les institutions financières mondiales et les compagnies d’assurance afin qu’ils rejettent les projets qui ne répondent pas aux normes fixées par les États-Unis. Lorsque les entreprises occidentales ne peuvent pas concurrencer équitablement les entreprises chinoises, elles peuvent toujours compter sur les fonctionnaires amicaux de Washington pour réécrire les règles du jeu en leur faveur.

Les décideurs américains semblent incapables d’abandonner la mentalité de la guerre froide qui est essentiellement utopique dans ses attentes, légaliste dans son concept, moraliste dans les exigences qu’elle impose aux autres et sûre de sa supériorité morale. Certains analystes pensent que la source du problème pourrait être la force de l’opinion publique, jugée émotive, moraliste et binaire, figée dans une vision de style « Nous contre Eux ».

Les théoriciens classiques des relations internationales ont longtemps supposé que l’opinion publique américaine avait des tendances moralisatrices : pour les idéalistes libéraux, le fondement moral de l’opinion publique autorise les actions jugées moralement positives, tandis que pour les réalistes, le moralisme du public est l’une des principales raisons pour lesquelles l’élaboration de la politique étrangère devrait être isolée des pressions de l’opinion publique.

Cependant, il est myope de concevoir l’opinion publique et l’élaboration des politiques comme des entités distinctes, alors qu’en fait, elles sont toutes deux façonnées par des intérêts d’élites puissantes. L’opinion publique n’existe pas dans le vide, elle est influencée par les nouveaux réseaux sociaux et les anciens médias, or ceux-ci sont contrôlés, dans leur vaste majorité, par les mêmes groupes d’intérêt et sociétés donatrices des think tanks et des fondations qui influencent la politique étrangère des États-Unis.

Par exemple, la collusion et les portes tournantes entre le gouvernement et l’industrie tech n’étaient pas seulement une caractéristique de l’administration Obama, elles caractérisent également l’administration Biden. Les intérêts transnationaux de ces groupes d’élite sont généralement dissimulés sous une rhétorique progressiste, inclusive et démocratique, afin que leur programme paraisse suffisamment important pour que des personnes ordinaires naïves veuillent y souscrire. Les intérêts des entreprises et l’intérêt national constituent un écheveau qui n’est plus soumis à l’examen du public depuis que la démocratie, au niveau national, a été vidée de sa substance. Lorsque les conflits entre la démocratie, l’État et le marché deviennent irréconciliables, les acteurs du marché mondial prennent le volant, sans que la démocratie ou l’État ne soient en mesure de les contrôler, de réguler l’innovation technologique incessante (y compris l’intelligence artificielle) ou de freiner la financiarisation excessive de l’économie.

Bien que les tentatives américaines d’édification de nations (« nation-building »)  se soldent toujours par le chaos et la misère pour les populations locales, les Américains n’ont pas renoncé à essayer de refaire le monde à leur image pervertie en promouvant agressivement leur vision du monde, en exportant un simulacre de démocratie et en politisant les questions relatives aux droits de l’homme.

Ils rejettent le véritable multilatéralisme en essayant de dominer les organisations internationales qui ont été créées pour favoriser la coopération et harmoniser les intérêts nationaux des uns et des autres. Pour les entreprises donatrices des partis démocrate et républicain, les intérêts nationaux des autres pays sont une relique du passé dont il faut se débarrasser. Et en effet, les intérêts nationaux de pays souverains ne seraient guère compatibles avec un ordre mondial dirigé par les États-Unis en partenariat avec les parties prenantes du mondialisme (multinationales, ONG, think tanks, gouvernements, institutions universitaires, ONG caritatives, etc.)

Ces acteurs de la mondialisation et leurs représentants politiques veulent effectivement supplanter le système international moderne d’États souverains inscrit dans la Charte des Nations unies. Dans ce système, communément appelé système westphalien, les États existent à l’intérieur de frontières reconnues, leur souveraineté est reconnue par les autres et les principes de non-ingérence sont clairement énoncés. Comme ce modèle ne permet pas au gouvernement d’une nation d’imposer une législation à une autre, les États-Unis soutiennent haut et fort l’idée d’une gouvernance mondiale, dans le cadre de laquelle un partenariat public-privé mondial est autorisé à créer des initiatives politiques qui affectent les habitants de chaque pays, les gouvernements nationaux mettant en œuvre les politiques recommandées. Cela se fait généralement par le biais d’un organisme politique intermédiaire, tel que le FMI, la Banque mondiale, l’OMS, mais de nombreuses autres organisations internationales jouent désormais un rôle de ce type.

Dans l’administration Biden, nous assistons à une dangereuse convergence entre l’establishment de la sécurité nationale et les géants tech de la Silicon Valley. Le Secrétaire d’État Antony Blinken et la directrice du renseignement national Avril Haines ont tous deux travaillé pour WestExec, la société de conseil que Blinken a cofondée avec Michèle Flournoy, ancienne sous-secrétaire à la défense sous le président Obama. Google a engagé WestExec pour l’aider à décrocher des contrats avec le Département de la défense. L’ancien directeur général de Google, Eric Schmidt, a fait des recommandations de personnel pour des nominations au Département de la défense. Schmidt lui-même a été nommé à la tête d’un panel gouvernemental sur l’intelligence artificielle. Au moins 16 postes de politique étrangère sont occupés par d’anciens élèves du CNAS. Le Center for a New American Security (CNAS) est un think tank bipartisan [2] qui reçoit d’importantes contributions directement des entrepreneurs de la défense, de la Big Tech, et des géants de la finance américaine.

Ces donateurs dépensent des ressources considérables pour façonner l’environnement intellectuel, la recherche universitaire et les symposiums afin de forger un consensus autour de leur programme. L’administration Biden compte également des dizaines de fonctionnaires issus du Center for American Progress (CAP), un think tank fondé par John Podesta, un familier de longue date du monde Clinton, avec de généreuses contributions de George Soros. Les liens entre l’Open Society Foundations (OSF) et le CAP sont si forts que Patrick Gaspard, l’ancien directeur de l’Open Society Foundations a été nommé président et directeur général du CAP.

Lorsque le gouvernement devient l’expression des intérêts des multinationales et qu’il incarne le système de croyances d’une petite élite privilégiée, il devient difficile de dire qui dirige qui, qui élabore réellement les politiques et qui fixe les stratégies et les objectifs de la sécurité nationale.

L’équipe de sécurité nationale de Biden est le produit de ce système corrompu. Ses membres peuvent mettre un frein à la rhétorique de la « liberté, la démocratie et les droits de l’homme » quand elle entrave la réalisation d’un objectif stratégique particulier, mais ils ne l’abandonneront pas, parce qu’elle s’est avérée efficace pour fournir un cadre de légitimation et une justification morale à l’hégémonie américaine.

Si nous regardons l’empire romain, nous voyons qu’un thème constant était « expansion ou disparition ». L’expansion ne doit pas seulement être considérée comme territoriale ou militaire. L’expansion de l’influence, les alliances, l’utilisation du latin, la diffusion des lois, de la monnaie, des normes, de la culture et de la religion romaines ont toutes contribué à la cohésion de l’Empire.

Compte tenu des contraintes actuelles qui pèsent sur les ambitions des États-Unis – à savoir le partenariat stratégique entre la Chine et la Russie, l’Initiative chinoise Belt & Road, le rôle plus affirmé joué par les puissances régionales, la nervosité et les intérêts contradictoires des alliés des États-Unis et un important déficit budgétaire – la marge d’expansion s’est considérablement réduite. Les États-Unis redoublent donc d’efforts dans les domaines où ils disposent encore d’une marge de manœuvre.

Le slogan de Biden « America is Back » (l’Amérique est de retour) vise à rassurer les alliés, mais ne peut cacher le fait que l’empereur est nu. Les publicitaires, les politiciens et les planificateurs d’opérations psychologiques ne cessent de manipuler les gens pour les amener à modifier leur perception de la réalité et à faire des choix qui, en fin de compte, ne leur bénéficient pas. Mais quels que soient les efforts déployés par les productions intellectuelles des centres de pouvoir et de connaissances occidentaux pour dissimuler son déclin, l’Occident ne domine plus le monde et les valeurs qu’il prône ne font pas l’unanimité, loin de là. Qualifier de « régimes autocratiques » les gouvernements qui n’adhèrent pas aux valeurs libérales et aux normes américaines n’est qu’un slogan inepte qui ne tient pas compte de l’évolution de l’équilibre des forces sur le terrain. Le monde évolue vers un système multipolaire et les États-Unis feraient mieux d’en tenir compte. Les membres du conseil de sécurité nationale des USA imaginent encore un monde qui n’existe plus, un monde où l’Amérique a le pouvoir de forcer les autres pays à lui obéir. L’approche idéologique actuelle handicape la pensée pragmatique, ce qui empoisonne les discussions et les négociations.

La définition de la folie, c’était faire la même chose à répétition et s’attendre à ce que les résultats soient différents. Quelqu’un se dévouerait pour le dire à l’équipe Biden ?

Laura Ruggeri

Traduction et note d’introduction Corinne Autey-Roussel
Photo Pixabay : un des nombreux villages de tentes des USA. Ces personnes sans-abris ne sont pas des pauvres inactifs. La plupart travaillent, mais leur salaire ne leur permet pas de payer un logement. Inutile de dire que, si nous restons dans l’orbite des USA, un jour ou l’autre, ce sera notre tour.

Notes de la traduction :

1] L’USAID, United States Agency for International Development, est un organisme dépendant du gouvernement des USA spécialisé dans les programmes d’aide au développement économique et l’exportation de la démocratie à l’Américaine dans les pays récalcitrants. C’est également, et surtout, une courroie de transmission des agences de renseignement américaines à l’étranger. Lien en français.

[2] « Think tank bipartisan », à savoir qui réunit des membres des deux partis majoritaires, les Démocrates et les Républicains. La plupart des think tanks washingtoniens liés à la défense sont bipartisans.

Traduction:

Le complexe de supériorité des USA accélère leur déclin… et le nôtre

 

Comme les victimes de pervers narcissiques le savent bien, pour maintenir un contrôle sur quelqu’un, il faut l’isoler des autres pour l’empêcher d’avoir accès à des idées qui pourraient l’inciter à s’émanciper et à échapper à son tourmenteur. De la même façon, si les USA réclament à cor et à cris plus de censure sur les réseaux sociaux, ce n’est pas pour lutter contre les « discours de haine », les « fake news » ou la désinformation. C’est pour cacher au public occidental le déclin du système néolibéral qui régit son monde (qui va de plus en plus mal, même s’il reste hautement rentable pour une frange microscopique de la population, les fameux 1%), et l’empêcher de s’intéresser à la montée de systèmes alternatifs plus efficients.

Par Laura Ruggeri
Paru sur Strategic Culture Foundation sous le titre The U.S. Moral Superiority Complex Is Accelerating Its Decline

La définition de la folie, c’était faire la même chose à répétition et s’attendre à ce que les résultats soient différents. Quelqu’un se dévouerait pour le dire à l’équipe Biden ?

Peu après le retrait chaotique des troupes américaines d’Afghanistan, David Ignatius, chroniqueur au Washington Post et familier de l’État profond, a fait remarquer que « les revers en Afghanistan sont déconcertants pour une équipe de sécurité nationale de Biden qui a rarement connu d’échecs personnels (…) Ce sont les meilleurs et les plus brillants de l’Amérique, qui sont arrivés jusqu’à la fin de partie désordonnée de la guerre d’Afghanistan avec des états de service impeccables. »

Bien que ses critiques à l’égard de l’équipe de sécurité nationale des USA soient naturellement prudentes, quiconque jette un regard impartial sur les libéraux d’élite qui sont considérés comme les « meilleurs et les plus brillants » de l’Amérique des cercles de Washington conclurait qu’ils sont plus forts en matière de slogans que sur le terrain, ce qui entraîne une déconnexion entre les idées et leur mise en œuvre, et qu’ils manquent d’expérience à l’étranger : un seul diplomate de carrière occupe un poste de haut niveau au sein du Conseil national de sécurité américain, le directeur pour l’Afrique.

Leur capacité à faire preuve de cohésion idéologique au détriment d’un processus réflexif de pensée logique est remarquable mais pas surprenante : les libéraux de l’establishment se considèrent effectivement comme le centre des lumières politiques. S’ils semblent vaniteux et autosatisfaits, c’est parce qu’ils font partie d’une structure de pouvoir qui produit et perpétue ces traits de caractère. Ceux qui envisagent la possibilité d’un échec sont relégués au rang d’oiseaux de mauvais augure, le devant de la scène étant réservé à ceux qui affichent leur confiance et leur sentiment de supériorité morale. Quant à la prise en compte de points de vue opposés, elle est tout à fait facultative.

Dans le même article du Washington Post, Ignatius observe que « l’échec peut saper la confiance et le consensus d’une équipe, et c’est un danger pour la Maison Blanche de Biden. Ce groupe a été extraordinairement proche et convivial au cours des sept premiers mois de Biden. Mais on peut déjà voir les premières fissures dans la forteresse Biden. »

S’agit-il du genre de fissures qui apparaissent lorsque la réalité met à mal les illusions, lorsque « ce qui est » entre en collision avec « ce qui devrait être », lorsque la logique militaire réfute la fable d’une puissance bénigne exportant avec succès « la liberté, la démocratie et les droits de l’homme » ?

Formés à la guerre hybride, les collaborateurs de Biden se sont soudainement retrouvés face à une crise militaire conventionnelle et ont semblé dépassés par les événements. Comme nous l’avons vu, la gestion concrète d’une retraite miliaire et la communication médiatique dont elle s’accompagne exigent des compétences totalement différentes.

Il ne fait aucun doute que l’image de l’un des plus grands désastres de l’histoire américaine en matière de politique étrangère a nui à la réputation des États-Unis, tant à l’intérieur du pays qu’à l’étranger, et c’est pourquoi nous devons nous attendre à de nouvelles initiatives agressives destinées à renforcer le « soft power » américain et à resserrer le contrôle des narratifs par des méthodes détournées.

Les narratifs soigneusement élaborés sont cruciaux pour les États-Unis, car ils vendent au monde un modèle de développement qui a échoué. Le présenter comme inclusif, égalitaire, écologique et durable, c’est comme mettre du rouge à lèvres à une truie, c’est grotesque. Gérer les perceptions, dénigrer les modèles civilisationnels et économiques alternatifs et diaboliser la concurrence ne fonctionne plus. Une partie de plus en plus importante de la population mondiale développe des anticorps de plus en plus puissants contre le virus de la propagande américaine. C’est pourquoi les outils traditionnels du « soft power » – commerce, normes juridiques, technologie – sont de plus en plus utilisés pour contraindre plutôt que pour convaincre.

Après la catastrophe en Afghanistan, l’ancien ambassadeur de France en Israël, à l’ONU et aux États-Unis, Gérard Araud, a partagé sa consternation sur Twitter : « L’absence d’examen de conscience en Occident est vu ailleurs avec incrédulité. Les guerres menées par l’Occident ont récemment coûté la vie à des centaines de milliers de civils pour un résultat nul, or nous continuons à faire la leçon au monde sur nos valeurs. Avez-vous la moindre idée de la façon dont nous sommes vus à l’étranger ? »

Si même les alliés se lassent des prêches de l’Amérique, devinez comment cela se passe dans le reste du monde.

À la fin du mois d’août, alors que les alliés des États-Unis évaluaient ce que ce retrait désordonné et mal coordonné signifiait pour la puissance et l’influence de l’Occident, Biden a prononcé un discours dans lequel il expliquait : « Cette décision concernant l’Afghanistan ne concerne pas seulement ce pays. Il s’agit de mettre fin à une ère d’opérations militaires majeures visant à remodeler d’autres pays. »

Sa déclaration signalait l’intention d’extraire l’armée américaine d’une guerre qui s’était épuisée, politiquement, militairement et épistémiquement, mais ne laissait pas entendre que les États-Unis allaient renoncer à leurs ambitions impérialistes. Au cours des vingt dernières années, des changements tectoniques se sont produits : la guerre cybernétique, biologique, informationnelle, cognitive et économique modifie la façon dont les guerres sont menées. Mettre des soldats sur le terrain n’est plus la meilleure ni la seule façon de vaincre un adversaire.

La reconfiguration du paysage géopolitique et l’évolution rapide des rapports de force ont également nécessité une réévaluation des priorités. Maintenant que tous les regards sont tournés vers la région Asie-Pacifique, la question est de savoir si l’équipe Biden est la mieux adaptée aux défis auxquels la puissance américaine est confrontée.

Les plus proches collaborateurs de Biden n’ont jamais appris les principes fondamentaux de la realpolitik, ils sont convaincus que les valeurs libérales sont universellement valables et que le recours à la force (rebaptisé « interventionnisme humanitaire ») est moralement justifié. Ils n’ont jamais douté que le modèle occidental allait conquérir le monde parce qu’ils ont grandi à la fin de la guerre froide, une époque effectivement caractérisée par un « moment unipolaire ». Cette période est bel et bien terminée et l’ordre libéral occidental dans sa forme actuelle est un système qui s’effiloche.

Pendant que les États-Unis allouaient des ressources à la destruction et à la déstabilisation de pays souverains, tout en ignorant les inégalités croissantes chez eux, leur principal concurrent, la Chine, tirait des millions de ses citoyens de la pauvreté et continuait à construire des infrastructures de pointe chez elle et à l’étranger, c’est-à-dire des projets qui apportent une différence tangible dans la vie quotidienne des gens. Il n’est pas étonnant que dissimuler cette vérité soit devenu une question de sécurité nationale.

Les Démocrates admettent ouvertement leur intention de coopter la Silicon Valley pour contrôler le discours politique public et réduire au silence les porteurs de vérités dérangeantes. Ils ont effectivement semé les graines d’un avenir où tout et tout le monde peut être (ou devenir) une menace pour la sécurité nationale.

Glenn Greenwald a révélé que les Démocrates du Congrès ont convoqué les PDG de Google, Facebook et Twitter à trois reprises cette année pour leur demander de censurer davantage de discours politiques. Ils ont explicitement menacé les entreprises de représailles juridiques et réglementaires si elles ne commençaient pas à censurer davantage. En mettant fin aux opinions dissidentes et en « déplatformant » les personnes qui remettent en question le discours dominant, on rend illusoire la liberté d’expression, l’un des droits que les États-Unis font semblant de défendre lorsqu’ils condamnent de manière sélective des violations présumées des droits de l’homme dans d’autres pays. Le durcissement de la censure indique également que le contrôle de ce qui est dit, tant sur le territoire national qu’à l’étranger, est devenu vital pour les États-Unis.

La conviction selon laquelle « pour l’Amérique, nos intérêts sont nos valeurs et nos valeurs sont nos intérêts », l’un des principes des néocons, a été revue et corrigée par la gauche libérale pour promouvoir agressivement un autre type de valeurs : une sorte de capital symbolique qui permettrait aux États-Unis de maintenir leur domination en tant que défenseurs des droits de l’homme, alors que leurs propres droits constitutionnels sont attaqués chez eux. Chez eux, la grandiloquence le dispute à hypocrisie, mais cela n’empêche pas les totalitaires libéraux de troquer la liberté d’expression [un droit théoriquement garanti par la Constitution des USA, NdT] contre le droit des enfants à s’identifier au genre de leur choix, ou contre un quota obligatoire de sexes ou de races dans les conseils d’administration des entreprises.

L’histoire montre que les empires en phase de déclin ont tendance à produire des dirigeants incompétents, égocentriques et clivants qui accélèrent involontairement leur chute inévitable. C’est exactement ce qui semble se produire actuellement. Non seulement le sociétalisme libéral radical adopté par l’administration Biden et l’élite occidentale s’est déjà mis à dos des millions d’Américains, entraînant une polarisation sociale et politique, mais il s’est également mis à dos des dirigeants étrangers, y compris les dirigeants de pays alliés comme la Hongrie et la Turquie, qui sont qualifiés d’ « autoritaires ». Le système d’alliances des États-Unis étant de plus en plus fragile, les progressistes dogmatiques de l’administration US actuelle ressemblent de plus en plus à un éléphant dans un magasin de porcelaine.

L’actuel Conseil national de sécurité américain (NSC) est composé de conseillers qui sont le produit du type de pensée unique dominant depuis longtemps dans les universités anglo-américaines, ces madrassas de la gauche libérale où le débat est étouffé par des purges idéologiques. Les opinions et les visions du monde façonnées et renforcées dans ces chambres d’écho sont diffusées et amplifiées par les médias et d’autres industries. D’innombrables carrières d’ « experts » dépendent de l’exportation de ces simulacres de liberté, de démocratie et de droits de l’homme, non seulement parce que ces « experts » ont intériorisé la conviction selon laquelle ces biens immatériels possèdent une valeur morale intrinsèque, mais aussi parce que les États-Unis n’ont pas grand-chose d’autre à offrir au monde et à utiliser comme moyen de pression, à moins de considérer la destruction mutuelle assurée comme un moyen de pression.

Un exemple concret est le Sommet pour la démocratie que Biden convoquera en mode virtuel les 9 et 10 décembre 2021, avec une deuxième réunion prévue pour un an plus tard. L’objectif est de réunir plus de cent dirigeants de gouvernements sélectionnés (certains choix ont déjà suscité des controverses parmi les défenseurs de la démocratie), ainsi que diverses ONG, des militants (acteurs des changements de régime) et des entreprises pour « rallier les nations du monde à la défense de la démocratie à l’échelle mondiale » et « repousser la progression de l’autoritarisme », « s’attaquer à la corruption et la combattre », « faire progresser le respect des droits de l’homme ».

Bien que cette initiative soit principalement un moyen de renforcer la cohésion idéologique entre alliés en faisant appel à des « valeurs communes » et en évoquant une menace mondiale, à savoir l’ « autoritarisme », elle divise effectivement la communauté internationale en deux blocs de type Guerre froide, amis et ennemis. D’un côté, les pays qui ont obtenu un sceau d’approbation pour avoir suivi la ligne américaine et qui méritent donc d’être qualifiés de « démocratiques » ; de l’autre, un panier de déplorables qui refusent de reconnaître la supériorité du modèle de gouvernance et de la mission civilisatrice des États-Unis. En gros, c’est la version politiquement correcte du néocolonialisme.

Le Sommet pour la démocratie aura pour toile de fond l’AUKUS, la nouvelle alliance anglo-saxonne qui, de fait, relie l’OTAN à l’Asie-Pacifique par l’intermédiaire de la Grande-Bretagne. Ce qui est clairement conçu comme une alliance contre la Chine nuit gravement à la paix et à la stabilité régionales, intensifie la course aux armements et met en péril les efforts internationaux contre la prolifération des armes nucléaires.

D’un côté, les États-Unis renforcent leur puissance militaire, de l’autre, ils renforcent leur puissance idéologique qui, selon les intentions des organisateurs du sommet, donnera l’impulsion nécessaire pour renouveler et renforcer l’ordre international libéral qui a servi les intérêts des États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Le Sommet pour la démocratie a beau avoir un organisateur plus en vue que les événements similaires organisés par le passé, ses prémisses semblent aussi sourdes et exagérément ambitieuses aujourd’hui qu’hier. Prenons par exemple le Sommet de Copenhague pour la démocratie, organisé en mai par l’ « Alliance des démocraties », une fondation créée par l’ancien secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen, en 2017. Son objectif était de créer une Charte de Copenhague, sur le modèle de la Charte de l’Atlantique, comportant une clause similaire à l’article 5 de l’OTAN, selon laquelle « Un État faisant l’objet d’une attaque économique ou confronté à des détentions arbitraires de ses citoyens en raison de leurs positions en matière de démocratie ou de droits de l’homme pourrait demander un soutien unifié, y compris des mesures de rétorsion de la part des autres démocraties. » Cette proposition et d’autres propositions créatives incluses dans la Charte de Copenhague seront probablement ressassées lors du sommet qui sera ouvert par Biden en décembre.

Rasmussen peut, lui aussi, se targuer d’états de service impeccables en tant que pom-pom girl du leadership mondial des États-Unis, et cela pourrait expliquer pourquoi il semble prisonnier d’une distorsion temporelle et victime de cécité quant à l’état réel de ce leadership. Si le lecteur a besoin d’une confirmation supplémentaire de la relation compliquée de Rasmussen à la réalité, voici un extrait d’un article intitulé « Les bonnes leçons de l’Afghanistan » qu’il a écrit pour Foreign Affairs quelques semaines après le fiasco afghan : « Le monde ne doit pas tirer les mauvaises leçons de l’Afghanistan. Ce fiasco était loin d’être inévitable. La folie serait encore plus grande si les démocraties développées du monde cessaient de soutenir la quête de liberté et de démocratie dans les États autoritaires et les pays déchirés par la guerre. Cela inclut l’Afghanistan, où les États-Unis et leurs partenaires devraient apporter leur soutien aux efforts de résistance en cours pour s’opposer aux Talibans. » Nous savons tous ce qu’il est advenu de ces « efforts de résistance », mais Rasmussen ne laissera pas la réalité interférer avec ses illusions.

Il est peu probable que le Sommet pour la démocratie atteigne l’objectif inavoué de créer une Alliance des démocraties qui pourrait contourner le Conseil de sécurité des Nations unies. Mais il est indéniable que le Droit international est depuis longtemps attaqué, et qu’il est progressivement remplacé par le concept atlantiste d’un « système international fondé sur des règles » qui ne comporte aucune règle spécifique, mais permet à l’Occident de violer le Droit international sous prétexte de faire progresser les idéaux libéraux et d’exporter la démocratie.

Il est à présumer que l’USAID [1] sera appelée à jouer un rôle majeur lors du sommet. L’USAID, sous la direction de Samantha Powers, dispose d’un siège au Conseil de sécurité nationale des USA, et a été chargée de la mission de « moderniser l’assistance à la démocratie dans tous les domaines ». Cela inclut « le soutien aux gouvernements pour renforcer leur cybersécurité, contrer la désinformation et aider les acteurs démocratiques à se défendre contre la surveillance numérique, la censure et la répression. » Dans un double langage typiquement orwellien, les États-Unis demandent de l’aide en prétendant aider. Avec un budget militaire qui a déjà atteint ses limites, il devient impératif d’enrôler des acteurs étrangers (étatiques et non étatiques) pour les faire participer à la guerre de l’information et à la guerre cognitive.

La NED, l’USAID, l’USAGM, les organisations « philanthropiques » comme l’Open Society Foundations et le Réseau Omidyar préparent et financent depuis longtemps des journalistes, des activistes, des politiciens, divers types d’influenceurs et des leaders communautaires. Leur travail consiste à dresser un portrait négatif de la Chine, de la Russie et de tout pays qui résiste aux diktats des États-Unis. En Afrique, pour ne citer qu’un exemple parmi d’autres, des journalistes « indépendants » sont payés pour enquêter sur les entreprises chinoises actives dans les secteurs de l’exploitation minière, de la construction, de l’énergie, des infrastructures, des prêts bancaires et de l’environnement, et de les dépeindre comme étant à l’origine de préjudices pour les communautés, l’environnement et les travailleurs.

Début octobre, le secrétaire d’État Antony Blinken a dévoilé à Paris un nouveau partenariat avec l’OCDE : l’objectif affiché était de lutter contre la corruption et de promouvoir des infrastructures « de qualité ». Mais ce partenariat s’inscrit dans le cadre d’un contexte de lutte contre l’initiative « Belt and Road » (BRI) de la Chine. Les États-Unis ont également demandé au G7 et au QUAD de fournir les moyens financiers nécessaires à leur initiative « Build Back Better World » (BW3, « le monde de la reconstruction en mieux »), qui n’est qu’une nouvelle version du réseau « Blue Dot » de Trump. Étant donné que les États-Unis et leurs partenaires ne peuvent pas répondre à l’initiative BRI de manière symétrique – ils sont incapables d’égaler la Chine dollar pour dollar, projet pour projet – ils s’appuient sur des apparences de vertu, à la fois comme tactique de marketing et d’intimidation. Selon cette initiative, la construction d’infrastructures dans les pays en développement doit se conformer à un système de certification et à des règles de prêt fixées par les États-Unis et leurs partenaires, règles qui sont dissimulées dans le jargon bien connu de la durabilité sociale et environnementale, de l’égalité des sexes et de la lutte contre la corruption.

Au cas où la concurrence avec la Chine en Asie, en Europe et en Afrique se transformerait en confrontation ouverte, les États-Unis pourraient utiliser le BW3 pour accroître la pression sur les fonds d’investissement, les institutions financières mondiales et les compagnies d’assurance afin qu’ils rejettent les projets qui ne répondent pas aux normes fixées par les États-Unis. Lorsque les entreprises occidentales ne peuvent pas concurrencer équitablement les entreprises chinoises, elles peuvent toujours compter sur les fonctionnaires amicaux de Washington pour réécrire les règles du jeu en leur faveur.

Les décideurs américains semblent incapables d’abandonner la mentalité de la guerre froide qui est essentiellement utopique dans ses attentes, légaliste dans son concept, moraliste dans les exigences qu’elle impose aux autres et sûre de sa supériorité morale. Certains analystes pensent que la source du problème pourrait être la force de l’opinion publique, jugée émotive, moraliste et binaire, figée dans une vision de style « Nous contre Eux ».

Les théoriciens classiques des relations internationales ont longtemps supposé que l’opinion publique américaine avait des tendances moralisatrices : pour les idéalistes libéraux, le fondement moral de l’opinion publique autorise les actions jugées moralement positives, tandis que pour les réalistes, le moralisme du public est l’une des principales raisons pour lesquelles l’élaboration de la politique étrangère devrait être isolée des pressions de l’opinion publique.

Cependant, il est myope de concevoir l’opinion publique et l’élaboration des politiques comme des entités distinctes, alors qu’en fait, elles sont toutes deux façonnées par des intérêts d’élites puissantes. L’opinion publique n’existe pas dans le vide, elle est influencée par les nouveaux réseaux sociaux et les anciens médias, or ceux-ci sont contrôlés, dans leur vaste majorité, par les mêmes groupes d’intérêt et sociétés donatrices des think tanks et des fondations qui influencent la politique étrangère des États-Unis.

Par exemple, la collusion et les portes tournantes entre le gouvernement et l’industrie tech n’étaient pas seulement une caractéristique de l’administration Obama, elles caractérisent également l’administration Biden. Les intérêts transnationaux de ces groupes d’élite sont généralement dissimulés sous une rhétorique progressiste, inclusive et démocratique, afin que leur programme paraisse suffisamment important pour que des personnes ordinaires naïves veuillent y souscrire. Les intérêts des entreprises et l’intérêt national constituent un écheveau qui n’est plus soumis à l’examen du public depuis que la démocratie, au niveau national, a été vidée de sa substance. Lorsque les conflits entre la démocratie, l’État et le marché deviennent irréconciliables, les acteurs du marché mondial prennent le volant, sans que la démocratie ou l’État ne soient en mesure de les contrôler, de réguler l’innovation technologique incessante (y compris l’intelligence artificielle) ou de freiner la financiarisation excessive de l’économie.

Bien que les tentatives américaines d’édification de nations (« nation-building », les « remodèlements » de pays par les USA, NdT]  se soldent toujours par le chaos et la misère pour les populations locales, les Américains n’ont pas renoncé à essayer de refaire le monde à leur image pervertie en promouvant agressivement leur vision du monde, en exportant un simulacre de démocratie et en politisant les questions relatives aux droits de l’homme.

Ils rejettent le véritable multilatéralisme en essayant de dominer les organisations internationales qui ont été créées pour favoriser la coopération et harmoniser les intérêts nationaux des uns et des autres. Pour les entreprises donatrices des partis démocrate et républicain, les intérêts nationaux des autres pays sont une relique du passé dont il faut se débarrasser. Et en effet, les intérêts nationaux de pays souverains ne seraient guère compatibles avec un ordre mondial dirigé par les États-Unis en partenariat avec les parties prenantes du mondialisme (multinationales, ONG, think tanks, gouvernements, institutions universitaires, ONG caritatives, etc.)

Ces acteurs de la mondialisation et leurs représentants politiques veulent effectivement supplanter le système international moderne d’États souverains inscrit dans la Charte des Nations unies. Dans ce système, communément appelé système westphalien, les États existent à l’intérieur de frontières reconnues, leur souveraineté est reconnue par les autres et les principes de non-ingérence sont clairement énoncés. Comme ce modèle ne permet pas au gouvernement d’une nation d’imposer une législation à une autre, les États-Unis soutiennent haut et fort l’idée d’une gouvernance mondiale, dans le cadre de laquelle un partenariat public-privé mondial est autorisé à créer des initiatives politiques qui affectent les habitants de chaque pays, les gouvernements nationaux mettant en œuvre les politiques recommandées. Cela se fait généralement par le biais d’un organisme politique intermédiaire, tel que le FMI, la Banque mondiale, l’OMS, mais de nombreuses autres organisations internationales jouent désormais un rôle de ce type.

Dans l’administration Biden, nous assistons à une dangereuse convergence entre l’establishment de la sécurité nationale et les géants tech de la Silicon Valley. Le Secrétaire d’État Antony Blinken et la directrice du renseignement national Avril Haines ont tous deux travaillé pour WestExec, la société de conseil que Blinken a cofondée avec Michèle Flournoy, ancienne sous-secrétaire à la défense sous le président Obama. Google a engagé WestExec pour l’aider à décrocher des contrats avec le Département de la défense. L’ancien directeur général de Google, Eric Schmidt, a fait des recommandations de personnel pour des nominations au Département de la défense. Schmidt lui-même a été nommé à la tête d’un panel gouvernemental sur l’intelligence artificielle. Au moins 16 postes de politique étrangère sont occupés par d’anciens élèves du CNAS. Le Center for a New American Security (CNAS) est un think tank bipartisan [2] qui reçoit d’importantes contributions directement des entrepreneurs de la défense, de la Big Tech, et des géants de la finance américaine.

Ces donateurs dépensent des ressources considérables pour façonner l’environnement intellectuel, la recherche universitaire et les symposiums afin de forger un consensus autour de leur programme. L’administration Biden compte également des dizaines de fonctionnaires issus du Center for American Progress (CAP), un think tank fondé par John Podesta, un familier de longue date du monde Clinton, avec de généreuses contributions de George Soros. Les liens entre l’Open Society Foundations (OSF) et le CAP sont si forts que Patrick Gaspard, l’ancien directeur de l’Open Society Foundations a été nommé président et directeur général du CAP.

Lorsque le gouvernement devient l’expression des intérêts des multinationales et qu’il incarne le système de croyances d’une petite élite privilégiée, il devient difficile de dire qui dirige qui, qui élabore réellement les politiques et qui fixe les stratégies et les objectifs de la sécurité nationale.

L’équipe de sécurité nationale de Biden est le produit de ce système corrompu. Ses membres peuvent mettre un frein à la rhétorique de la « liberté, la démocratie et les droits de l’homme » quand elle entrave la réalisation d’un objectif stratégique particulier, mais ils ne l’abandonneront pas, parce qu’elle s’est avérée efficace pour fournir un cadre de légitimation et une justification morale à l’hégémonie américaine.

Si nous regardons l’empire romain, nous voyons qu’un thème constant était « expansion ou disparition ». L’expansion ne doit pas seulement être considérée comme territoriale ou militaire. L’expansion de l’influence, les alliances, l’utilisation du latin, la diffusion des lois, de la monnaie, des normes, de la culture et de la religion romaines ont toutes contribué à la cohésion de l’Empire.

Compte tenu des contraintes actuelles qui pèsent sur les ambitions des États-Unis – à savoir le partenariat stratégique entre la Chine et la Russie, l’Initiative chinoise Belt & Road, le rôle plus affirmé joué par les puissances régionales, la nervosité et les intérêts contradictoires des alliés des États-Unis et un important déficit budgétaire – la marge d’expansion s’est considérablement réduite. Les États-Unis redoublent donc d’efforts dans les domaines où ils disposent encore d’une marge de manœuvre.

Le slogan de Biden « America is Back » (l’Amérique est de retour) vise à rassurer les alliés, mais ne peut cacher le fait que l’empereur est nu. Les publicitaires, les politiciens et les planificateurs d’opérations psychologiques ne cessent de manipuler les gens pour les amener à modifier leur perception de la réalité et à faire des choix qui, en fin de compte, ne leur bénéficient pas. Mais quels que soient les efforts déployés par les productions intellectuelles des centres de pouvoir et de connaissances occidentaux pour dissimuler son déclin, l’Occident ne domine plus le monde et les valeurs qu’il prône ne font pas l’unanimité, loin de là. Qualifier de « régimes autocratiques » les gouvernements qui n’adhèrent pas aux valeurs libérales et aux normes américaines n’est qu’un slogan inepte qui ne tient pas compte de l’évolution de l’équilibre des forces sur le terrain. Le monde évolue vers un système multipolaire et les États-Unis feraient mieux d’en tenir compte. Les membres du conseil de sécurité nationale des USA imaginent encore un monde qui n’existe plus, un monde où l’Amérique a le pouvoir de forcer les autres pays à lui obéir. L’approche idéologique actuelle handicape la pensée pragmatique, ce qui empoisonne les discussions et les négociations.

La définition de la folie, c’était faire la même chose à répétition et s’attendre à ce que les résultats soient différents. Quelqu’un se dévouerait pour le dire à l’équipe Biden ?

Laura Ruggeri

Traduction et note d’introduction Corinne Autey-Roussel
Photo Pixabay : un des nombreux villages de tentes des USA. Ces personnes sans-abris ne sont pas des pauvres inactifs. La plupart travaillent, mais leur salaire ne leur permet pas de payer un logement. Inutile de dire que, si nous restons dans l’orbite des USA, un jour ou l’autre, ce sera notre tour.

Notes de la traduction :

1] L’USAID, United States Agency for International Development, est un organisme dépendant du gouvernement des USA spécialisé dans les programmes d’aide au développement économique et l’exportation de la démocratie à l’Américaine dans les pays récalcitrants. C’est également, et surtout, une courroie de transmission des agences de renseignement américaines à l’étranger. Lien en français.

[2] « Think tank bipartisan », à savoir qui réunit des membres des deux partis majoritaires, les Démocrates et les Républicains. La plupart des think tanks washingtoniens liés à la défense sont bipartisans.

Le complexe de supériorité des USA accélère leur déclin… et le nôtre

 

Comme les victimes de pervers narcissiques le savent bien, pour maintenir un contrôle sur quelqu’un, il faut l’isoler des autres pour l’empêcher d’avoir accès à des idées qui pourraient l’inciter à s’émanciper et à échapper à son tourmenteur. De la même façon, si les USA réclament à cor et à cris plus de censure sur les réseaux sociaux, ce n’est pas pour lutter contre les « discours de haine », les « fake news » ou la désinformation. C’est pour cacher au public occidental le déclin du système néolibéral qui régit son monde (qui va de plus en plus mal, même s’il reste hautement rentable pour une frange microscopique de la population, les fameux 1%), et l’empêcher de s’intéresser à la montée de systèmes alternatifs plus efficients.

Par Laura Ruggeri
Paru sur Strategic Culture Foundation sous le titre The U.S. Moral Superiority Complex Is Accelerating Its Decline

La définition de la folie, c’était faire la même chose à répétition et s’attendre à ce que les résultats soient différents. Quelqu’un se dévouerait pour le dire à l’équipe Biden ?

Peu après le retrait chaotique des troupes américaines d’Afghanistan, David Ignatius, chroniqueur au Washington Post et familier de l’État profond, a fait remarquer que « les revers en Afghanistan sont déconcertants pour une équipe de sécurité nationale de Biden qui a rarement connu d’échecs personnels (…) Ce sont les meilleurs et les plus brillants de l’Amérique, qui sont arrivés jusqu’à la fin de partie désordonnée de la guerre d’Afghanistan avec des états de service impeccables. »

Bien que ses critiques à l’égard de l’équipe de sécurité nationale des USA soient naturellement prudentes, quiconque jette un regard impartial sur les libéraux d’élite qui sont considérés comme les « meilleurs et les plus brillants » de l’Amérique des cercles de Washington conclurait qu’ils sont plus forts en matière de slogans que sur le terrain, ce qui entraîne une déconnexion entre les idées et leur mise en œuvre, et qu’ils manquent d’expérience à l’étranger : un seul diplomate de carrière occupe un poste de haut niveau au sein du Conseil national de sécurité américain, le directeur pour l’Afrique.

Leur capacité à faire preuve de cohésion idéologique au détriment d’un processus réflexif de pensée logique est remarquable mais pas surprenante : les libéraux de l’establishment se considèrent effectivement comme le centre des lumières politiques. S’ils semblent vaniteux et autosatisfaits, c’est parce qu’ils font partie d’une structure de pouvoir qui produit et perpétue ces traits de caractère. Ceux qui envisagent la possibilité d’un échec sont relégués au rang d’oiseaux de mauvais augure, le devant de la scène étant réservé à ceux qui affichent leur confiance et leur sentiment de supériorité morale. Quant à la prise en compte de points de vue opposés, elle est tout à fait facultative.

Dans le même article du Washington Post, Ignatius observe que « l’échec peut saper la confiance et le consensus d’une équipe, et c’est un danger pour la Maison Blanche de Biden. Ce groupe a été extraordinairement proche et convivial au cours des sept premiers mois de Biden. Mais on peut déjà voir les premières fissures dans la forteresse Biden. »

S’agit-il du genre de fissures qui apparaissent lorsque la réalité met à mal les illusions, lorsque « ce qui est » entre en collision avec « ce qui devrait être », lorsque la logique militaire réfute la fable d’une puissance bénigne exportant avec succès « la liberté, la démocratie et les droits de l’homme » ?

Formés à la guerre hybride, les collaborateurs de Biden se sont soudainement retrouvés face à une crise militaire conventionnelle et ont semblé dépassés par les événements. Comme nous l’avons vu, la gestion concrète d’une retraite miliaire et la communication médiatique dont elle s’accompagne exigent des compétences totalement différentes.

Il ne fait aucun doute que l’image de l’un des plus grands désastres de l’histoire américaine en matière de politique étrangère a nui à la réputation des États-Unis, tant à l’intérieur du pays qu’à l’étranger, et c’est pourquoi nous devons nous attendre à de nouvelles initiatives agressives destinées à renforcer le « soft power » américain et à resserrer le contrôle des narratifs par des méthodes détournées.

Les narratifs soigneusement élaborés sont cruciaux pour les États-Unis, car ils vendent au monde un modèle de développement qui a échoué. Le présenter comme inclusif, égalitaire, écologique et durable, c’est comme mettre du rouge à lèvres à une truie, c’est grotesque. Gérer les perceptions, dénigrer les modèles civilisationnels et économiques alternatifs et diaboliser la concurrence ne fonctionne plus. Une partie de plus en plus importante de la population mondiale développe des anticorps de plus en plus puissants contre le virus de la propagande américaine. C’est pourquoi les outils traditionnels du « soft power » – commerce, normes juridiques, technologie – sont de plus en plus utilisés pour contraindre plutôt que pour convaincre.

Après la catastrophe en Afghanistan, l’ancien ambassadeur de France en Israël, à l’ONU et aux États-Unis, Gérard Araud, a partagé sa consternation sur Twitter : « L’absence d’examen de conscience en Occident est vu ailleurs avec incrédulité. Les guerres menées par l’Occident ont récemment coûté la vie à des centaines de milliers de civils pour un résultat nul, or nous continuons à faire la leçon au monde sur nos valeurs. Avez-vous la moindre idée de la façon dont nous sommes vus à l’étranger ? »

Si même les alliés se lassent des prêches de l’Amérique, devinez comment cela se passe dans le reste du monde.

À la fin du mois d’août, alors que les alliés des États-Unis évaluaient ce que ce retrait désordonné et mal coordonné signifiait pour la puissance et l’influence de l’Occident, Biden a prononcé un discours dans lequel il expliquait : « Cette décision concernant l’Afghanistan ne concerne pas seulement ce pays. Il s’agit de mettre fin à une ère d’opérations militaires majeures visant à remodeler d’autres pays. »

Sa déclaration signalait l’intention d’extraire l’armée américaine d’une guerre qui s’était épuisée, politiquement, militairement et épistémiquement, mais ne laissait pas entendre que les États-Unis allaient renoncer à leurs ambitions impérialistes. Au cours des vingt dernières années, des changements tectoniques se sont produits : la guerre cybernétique, biologique, informationnelle, cognitive et économique modifie la façon dont les guerres sont menées. Mettre des soldats sur le terrain n’est plus la meilleure ni la seule façon de vaincre un adversaire.

La reconfiguration du paysage géopolitique et l’évolution rapide des rapports de force ont également nécessité une réévaluation des priorités. Maintenant que tous les regards sont tournés vers la région Asie-Pacifique, la question est de savoir si l’équipe Biden est la mieux adaptée aux défis auxquels la puissance américaine est confrontée.

Les plus proches collaborateurs de Biden n’ont jamais appris les principes fondamentaux de la realpolitik, ils sont convaincus que les valeurs libérales sont universellement valables et que le recours à la force (rebaptisé « interventionnisme humanitaire ») est moralement justifié. Ils n’ont jamais douté que le modèle occidental allait conquérir le monde parce qu’ils ont grandi à la fin de la guerre froide, une époque effectivement caractérisée par un « moment unipolaire ». Cette période est bel et bien terminée et l’ordre libéral occidental dans sa forme actuelle est un système qui s’effiloche.

Pendant que les États-Unis allouaient des ressources à la destruction et à la déstabilisation de pays souverains, tout en ignorant les inégalités croissantes chez eux, leur principal concurrent, la Chine, tirait des millions de ses citoyens de la pauvreté et continuait à construire des infrastructures de pointe chez elle et à l’étranger, c’est-à-dire des projets qui apportent une différence tangible dans la vie quotidienne des gens. Il n’est pas étonnant que dissimuler cette vérité soit devenu une question de sécurité nationale.

Les Démocrates admettent ouvertement leur intention de coopter la Silicon Valley pour contrôler le discours politique public et réduire au silence les porteurs de vérités dérangeantes. Ils ont effectivement semé les graines d’un avenir où tout et tout le monde peut être (ou devenir) une menace pour la sécurité nationale.

Glenn Greenwald a révélé que les Démocrates du Congrès ont convoqué les PDG de Google, Facebook et Twitter à trois reprises cette année pour leur demander de censurer davantage de discours politiques. Ils ont explicitement menacé les entreprises de représailles juridiques et réglementaires si elles ne commençaient pas à censurer davantage. En mettant fin aux opinions dissidentes et en « déplatformant » les personnes qui remettent en question le discours dominant, on rend illusoire la liberté d’expression, l’un des droits que les États-Unis font semblant de défendre lorsqu’ils condamnent de manière sélective des violations présumées des droits de l’homme dans d’autres pays. Le durcissement de la censure indique également que le contrôle de ce qui est dit, tant sur le territoire national qu’à l’étranger, est devenu vital pour les États-Unis.

La conviction selon laquelle « pour l’Amérique, nos intérêts sont nos valeurs et nos valeurs sont nos intérêts », l’un des principes des néocons, a été revue et corrigée par la gauche libérale pour promouvoir agressivement un autre type de valeurs : une sorte de capital symbolique qui permettrait aux États-Unis de maintenir leur domination en tant que défenseurs des droits de l’homme, alors que leurs propres droits constitutionnels sont attaqués chez eux. Chez eux, la grandiloquence le dispute à hypocrisie, mais cela n’empêche pas les totalitaires libéraux de troquer la liberté d’expression [un droit théoriquement garanti par la Constitution des USA, NdT] contre le droit des enfants à s’identifier au genre de leur choix, ou contre un quota obligatoire de sexes ou de races dans les conseils d’administration des entreprises.

L’histoire montre que les empires en phase de déclin ont tendance à produire des dirigeants incompétents, égocentriques et clivants qui accélèrent involontairement leur chute inévitable. C’est exactement ce qui semble se produire actuellement. Non seulement le sociétalisme libéral radical adopté par l’administration Biden et l’élite occidentale s’est déjà mis à dos des millions d’Américains, entraînant une polarisation sociale et politique, mais il s’est également mis à dos des dirigeants étrangers, y compris les dirigeants de pays alliés comme la Hongrie et la Turquie, qui sont qualifiés d’ « autoritaires ». Le système d’alliances des États-Unis étant de plus en plus fragile, les progressistes dogmatiques de l’administration US actuelle ressemblent de plus en plus à un éléphant dans un magasin de porcelaine.

L’actuel Conseil national de sécurité américain (NSC) est composé de conseillers qui sont le produit du type de pensée unique dominant depuis longtemps dans les universités anglo-américaines, ces madrassas de la gauche libérale où le débat est étouffé par des purges idéologiques. Les opinions et les visions du monde façonnées et renforcées dans ces chambres d’écho sont diffusées et amplifiées par les médias et d’autres industries. D’innombrables carrières d’ « experts » dépendent de l’exportation de ces simulacres de liberté, de démocratie et de droits de l’homme, non seulement parce que ces « experts » ont intériorisé la conviction selon laquelle ces biens immatériels possèdent une valeur morale intrinsèque, mais aussi parce que les États-Unis n’ont pas grand-chose d’autre à offrir au monde et à utiliser comme moyen de pression, à moins de considérer la destruction mutuelle assurée comme un moyen de pression.

Un exemple concret est le Sommet pour la démocratie que Biden convoquera en mode virtuel les 9 et 10 décembre 2021, avec une deuxième réunion prévue pour un an plus tard. L’objectif est de réunir plus de cent dirigeants de gouvernements sélectionnés (certains choix ont déjà suscité des controverses parmi les défenseurs de la démocratie), ainsi que diverses ONG, des militants (acteurs des changements de régime) et des entreprises pour « rallier les nations du monde à la défense de la démocratie à l’échelle mondiale » et « repousser la progression de l’autoritarisme », « s’attaquer à la corruption et la combattre », « faire progresser le respect des droits de l’homme ».

Bien que cette initiative soit principalement un moyen de renforcer la cohésion idéologique entre alliés en faisant appel à des « valeurs communes » et en évoquant une menace mondiale, à savoir l’ « autoritarisme », elle divise effectivement la communauté internationale en deux blocs de type Guerre froide, amis et ennemis. D’un côté, les pays qui ont obtenu un sceau d’approbation pour avoir suivi la ligne américaine et qui méritent donc d’être qualifiés de « démocratiques » ; de l’autre, un panier de déplorables qui refusent de reconnaître la supériorité du modèle de gouvernance et de la mission civilisatrice des États-Unis. En gros, c’est la version politiquement correcte du néocolonialisme.

Le Sommet pour la démocratie aura pour toile de fond l’AUKUS, la nouvelle alliance anglo-saxonne qui, de fait, relie l’OTAN à l’Asie-Pacifique par l’intermédiaire de la Grande-Bretagne. Ce qui est clairement conçu comme une alliance contre la Chine nuit gravement à la paix et à la stabilité régionales, intensifie la course aux armements et met en péril les efforts internationaux contre la prolifération des armes nucléaires.

D’un côté, les États-Unis renforcent leur puissance militaire, de l’autre, ils renforcent leur puissance idéologique qui, selon les intentions des organisateurs du sommet, donnera l’impulsion nécessaire pour renouveler et renforcer l’ordre international libéral qui a servi les intérêts des États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Le Sommet pour la démocratie a beau avoir un organisateur plus en vue que les événements similaires organisés par le passé, ses prémisses semblent aussi sourdes et exagérément ambitieuses aujourd’hui qu’hier. Prenons par exemple le Sommet de Copenhague pour la démocratie, organisé en mai par l’ « Alliance des démocraties », une fondation créée par l’ancien secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen, en 2017. Son objectif était de créer une Charte de Copenhague, sur le modèle de la Charte de l’Atlantique, comportant une clause similaire à l’article 5 de l’OTAN, selon laquelle « Un État faisant l’objet d’une attaque économique ou confronté à des détentions arbitraires de ses citoyens en raison de leurs positions en matière de démocratie ou de droits de l’homme pourrait demander un soutien unifié, y compris des mesures de rétorsion de la part des autres démocraties. » Cette proposition et d’autres propositions créatives incluses dans la Charte de Copenhague seront probablement ressassées lors du sommet qui sera ouvert par Biden en décembre.

Rasmussen peut, lui aussi, se targuer d’états de service impeccables en tant que pom-pom girl du leadership mondial des États-Unis, et cela pourrait expliquer pourquoi il semble prisonnier d’une distorsion temporelle et victime de cécité quant à l’état réel de ce leadership. Si le lecteur a besoin d’une confirmation supplémentaire de la relation compliquée de Rasmussen à la réalité, voici un extrait d’un article intitulé « Les bonnes leçons de l’Afghanistan » qu’il a écrit pour Foreign Affairs quelques semaines après le fiasco afghan : « Le monde ne doit pas tirer les mauvaises leçons de l’Afghanistan. Ce fiasco était loin d’être inévitable. La folie serait encore plus grande si les démocraties développées du monde cessaient de soutenir la quête de liberté et de démocratie dans les États autoritaires et les pays déchirés par la guerre. Cela inclut l’Afghanistan, où les États-Unis et leurs partenaires devraient apporter leur soutien aux efforts de résistance en cours pour s’opposer aux Talibans. » Nous savons tous ce qu’il est advenu de ces « efforts de résistance », mais Rasmussen ne laissera pas la réalité interférer avec ses illusions.

Il est peu probable que le Sommet pour la démocratie atteigne l’objectif inavoué de créer une Alliance des démocraties qui pourrait contourner le Conseil de sécurité des Nations unies. Mais il est indéniable que le Droit international est depuis longtemps attaqué, et qu’il est progressivement remplacé par le concept atlantiste d’un « système international fondé sur des règles » qui ne comporte aucune règle spécifique, mais permet à l’Occident de violer le Droit international sous prétexte de faire progresser les idéaux libéraux et d’exporter la démocratie.

Il est à présumer que l’USAID [1] sera appelée à jouer un rôle majeur lors du sommet. L’USAID, sous la direction de Samantha Powers, dispose d’un siège au Conseil de sécurité nationale des USA, et a été chargée de la mission de « moderniser l’assistance à la démocratie dans tous les domaines ». Cela inclut « le soutien aux gouvernements pour renforcer leur cybersécurité, contrer la désinformation et aider les acteurs démocratiques à se défendre contre la surveillance numérique, la censure et la répression. » Dans un double langage typiquement orwellien, les États-Unis demandent de l’aide en prétendant aider. Avec un budget militaire qui a déjà atteint ses limites, il devient impératif d’enrôler des acteurs étrangers (étatiques et non étatiques) pour les faire participer à la guerre de l’information et à la guerre cognitive.

La NED, l’USAID, l’USAGM, les organisations « philanthropiques » comme l’Open Society Foundations et le Réseau Omidyar préparent et financent depuis longtemps des journalistes, des activistes, des politiciens, divers types d’influenceurs et des leaders communautaires. Leur travail consiste à dresser un portrait négatif de la Chine, de la Russie et de tout pays qui résiste aux diktats des États-Unis. En Afrique, pour ne citer qu’un exemple parmi d’autres, des journalistes « indépendants » sont payés pour enquêter sur les entreprises chinoises actives dans les secteurs de l’exploitation minière, de la construction, de l’énergie, des infrastructures, des prêts bancaires et de l’environnement, et de les dépeindre comme étant à l’origine de préjudices pour les communautés, l’environnement et les travailleurs.

Début octobre, le secrétaire d’État Antony Blinken a dévoilé à Paris un nouveau partenariat avec l’OCDE : l’objectif affiché était de lutter contre la corruption et de promouvoir des infrastructures « de qualité ». Mais ce partenariat s’inscrit dans le cadre d’un contexte de lutte contre l’initiative « Belt and Road » (BRI) de la Chine. Les États-Unis ont également demandé au G7 et au QUAD de fournir les moyens financiers nécessaires à leur initiative « Build Back Better World » (BW3, « le monde de la reconstruction en mieux »), qui n’est qu’une nouvelle version du réseau « Blue Dot » de Trump. Étant donné que les États-Unis et leurs partenaires ne peuvent pas répondre à l’initiative BRI de manière symétrique – ils sont incapables d’égaler la Chine dollar pour dollar, projet pour projet – ils s’appuient sur des apparences de vertu, à la fois comme tactique de marketing et d’intimidation. Selon cette initiative, la construction d’infrastructures dans les pays en développement doit se conformer à un système de certification et à des règles de prêt fixées par les États-Unis et leurs partenaires, règles qui sont dissimulées dans le jargon bien connu de la durabilité sociale et environnementale, de l’égalité des sexes et de la lutte contre la corruption.

Au cas où la concurrence avec la Chine en Asie, en Europe et en Afrique se transformerait en confrontation ouverte, les États-Unis pourraient utiliser le BW3 pour accroître la pression sur les fonds d’investissement, les institutions financières mondiales et les compagnies d’assurance afin qu’ils rejettent les projets qui ne répondent pas aux normes fixées par les États-Unis. Lorsque les entreprises occidentales ne peuvent pas concurrencer équitablement les entreprises chinoises, elles peuvent toujours compter sur les fonctionnaires amicaux de Washington pour réécrire les règles du jeu en leur faveur.

Les décideurs américains semblent incapables d’abandonner la mentalité de la guerre froide qui est essentiellement utopique dans ses attentes, légaliste dans son concept, moraliste dans les exigences qu’elle impose aux autres et sûre de sa supériorité morale. Certains analystes pensent que la source du problème pourrait être la force de l’opinion publique, jugée émotive, moraliste et binaire, figée dans une vision de style « Nous contre Eux ».

Les théoriciens classiques des relations internationales ont longtemps supposé que l’opinion publique américaine avait des tendances moralisatrices : pour les idéalistes libéraux, le fondement moral de l’opinion publique autorise les actions jugées moralement positives, tandis que pour les réalistes, le moralisme du public est l’une des principales raisons pour lesquelles l’élaboration de la politique étrangère devrait être isolée des pressions de l’opinion publique.

Cependant, il est myope de concevoir l’opinion publique et l’élaboration des politiques comme des entités distinctes, alors qu’en fait, elles sont toutes deux façonnées par des intérêts d’élites puissantes. L’opinion publique n’existe pas dans le vide, elle est influencée par les nouveaux réseaux sociaux et les anciens médias, or ceux-ci sont contrôlés, dans leur vaste majorité, par les mêmes groupes d’intérêt et sociétés donatrices des think tanks et des fondations qui influencent la politique étrangère des États-Unis.

Par exemple, la collusion et les portes tournantes entre le gouvernement et l’industrie tech n’étaient pas seulement une caractéristique de l’administration Obama, elles caractérisent également l’administration Biden. Les intérêts transnationaux de ces groupes d’élite sont généralement dissimulés sous une rhétorique progressiste, inclusive et démocratique, afin que leur programme paraisse suffisamment important pour que des personnes ordinaires naïves veuillent y souscrire. Les intérêts des entreprises et l’intérêt national constituent un écheveau qui n’est plus soumis à l’examen du public depuis que la démocratie, au niveau national, a été vidée de sa substance. Lorsque les conflits entre la démocratie, l’État et le marché deviennent irréconciliables, les acteurs du marché mondial prennent le volant, sans que la démocratie ou l’État ne soient en mesure de les contrôler, de réguler l’innovation technologique incessante (y compris l’intelligence artificielle) ou de freiner la financiarisation excessive de l’économie.

Bien que les tentatives américaines d’édification de nations (« nation-building », les « remodèlements » de pays par les USA, NdT]  se soldent toujours par le chaos et la misère pour les populations locales, les Américains n’ont pas renoncé à essayer de refaire le monde à leur image pervertie en promouvant agressivement leur vision du monde, en exportant un simulacre de démocratie et en politisant les questions relatives aux droits de l’homme.

Ils rejettent le véritable multilatéralisme en essayant de dominer les organisations internationales qui ont été créées pour favoriser la coopération et harmoniser les intérêts nationaux des uns et des autres. Pour les entreprises donatrices des partis démocrate et républicain, les intérêts nationaux des autres pays sont une relique du passé dont il faut se débarrasser. Et en effet, les intérêts nationaux de pays souverains ne seraient guère compatibles avec un ordre mondial dirigé par les États-Unis en partenariat avec les parties prenantes du mondialisme (multinationales, ONG, think tanks, gouvernements, institutions universitaires, ONG caritatives, etc.)

Ces acteurs de la mondialisation et leurs représentants politiques veulent effectivement supplanter le système international moderne d’États souverains inscrit dans la Charte des Nations unies. Dans ce système, communément appelé système westphalien, les États existent à l’intérieur de frontières reconnues, leur souveraineté est reconnue par les autres et les principes de non-ingérence sont clairement énoncés. Comme ce modèle ne permet pas au gouvernement d’une nation d’imposer une législation à une autre, les États-Unis soutiennent haut et fort l’idée d’une gouvernance mondiale, dans le cadre de laquelle un partenariat public-privé mondial est autorisé à créer des initiatives politiques qui affectent les habitants de chaque pays, les gouvernements nationaux mettant en œuvre les politiques recommandées. Cela se fait généralement par le biais d’un organisme politique intermédiaire, tel que le FMI, la Banque mondiale, l’OMS, mais de nombreuses autres organisations internationales jouent désormais un rôle de ce type.

Dans l’administration Biden, nous assistons à une dangereuse convergence entre l’establishment de la sécurité nationale et les géants tech de la Silicon Valley. Le Secrétaire d’État Antony Blinken et la directrice du renseignement national Avril Haines ont tous deux travaillé pour WestExec, la société de conseil que Blinken a cofondée avec Michèle Flournoy, ancienne sous-secrétaire à la défense sous le président Obama. Google a engagé WestExec pour l’aider à décrocher des contrats avec le Département de la défense. L’ancien directeur général de Google, Eric Schmidt, a fait des recommandations de personnel pour des nominations au Département de la défense. Schmidt lui-même a été nommé à la tête d’un panel gouvernemental sur l’intelligence artificielle. Au moins 16 postes de politique étrangère sont occupés par d’anciens élèves du CNAS. Le Center for a New American Security (CNAS) est un think tank bipartisan [2] qui reçoit d’importantes contributions directement des entrepreneurs de la défense, de la Big Tech, et des géants de la finance américaine.

Ces donateurs dépensent des ressources considérables pour façonner l’environnement intellectuel, la recherche universitaire et les symposiums afin de forger un consensus autour de leur programme. L’administration Biden compte également des dizaines de fonctionnaires issus du Center for American Progress (CAP), un think tank fondé par John Podesta, un familier de longue date du monde Clinton, avec de généreuses contributions de George Soros. Les liens entre l’Open Society Foundations (OSF) et le CAP sont si forts que Patrick Gaspard, l’ancien directeur de l’Open Society Foundations a été nommé président et directeur général du CAP.

Lorsque le gouvernement devient l’expression des intérêts des multinationales et qu’il incarne le système de croyances d’une petite élite privilégiée, il devient difficile de dire qui dirige qui, qui élabore réellement les politiques et qui fixe les stratégies et les objectifs de la sécurité nationale.

L’équipe de sécurité nationale de Biden est le produit de ce système corrompu. Ses membres peuvent mettre un frein à la rhétorique de la « liberté, la démocratie et les droits de l’homme » quand elle entrave la réalisation d’un objectif stratégique particulier, mais ils ne l’abandonneront pas, parce qu’elle s’est avérée efficace pour fournir un cadre de légitimation et une justification morale à l’hégémonie américaine.

Si nous regardons l’empire romain, nous voyons qu’un thème constant était « expansion ou disparition ». L’expansion ne doit pas seulement être considérée comme territoriale ou militaire. L’expansion de l’influence, les alliances, l’utilisation du latin, la diffusion des lois, de la monnaie, des normes, de la culture et de la religion romaines ont toutes contribué à la cohésion de l’Empire.

Compte tenu des contraintes actuelles qui pèsent sur les ambitions des États-Unis – à savoir le partenariat stratégique entre la Chine et la Russie, l’Initiative chinoise Belt & Road, le rôle plus affirmé joué par les puissances régionales, la nervosité et les intérêts contradictoires des alliés des États-Unis et un important déficit budgétaire – la marge d’expansion s’est considérablement réduite. Les États-Unis redoublent donc d’efforts dans les domaines où ils disposent encore d’une marge de manœuvre.

Le slogan de Biden « America is Back » (l’Amérique est de retour) vise à rassurer les alliés, mais ne peut cacher le fait que l’empereur est nu. Les publicitaires, les politiciens et les planificateurs d’opérations psychologiques ne cessent de manipuler les gens pour les amener à modifier leur perception de la réalité et à faire des choix qui, en fin de compte, ne leur bénéficient pas. Mais quels que soient les efforts déployés par les productions intellectuelles des centres de pouvoir et de connaissances occidentaux pour dissimuler son déclin, l’Occident ne domine plus le monde et les valeurs qu’il prône ne font pas l’unanimité, loin de là. Qualifier de « régimes autocratiques » les gouvernements qui n’adhèrent pas aux valeurs libérales et aux normes américaines n’est qu’un slogan inepte qui ne tient pas compte de l’évolution de l’équilibre des forces sur le terrain. Le monde évolue vers un système multipolaire et les États-Unis feraient mieux d’en tenir compte. Les membres du conseil de sécurité nationale des USA imaginent encore un monde qui n’existe plus, un monde où l’Amérique a le pouvoir de forcer les autres pays à lui obéir. L’approche idéologique actuelle handicape la pensée pragmatique, ce qui empoisonne les discussions et les négociations.

La définition de la folie, c’était faire la même chose à répétition et s’attendre à ce que les résultats soient différents. Quelqu’un se dévouerait pour le dire à l’équipe Biden ?

Laura Ruggeri

Notes :

1] L’USAID, United States Agency for International Development, est un organisme dépendant du gouvernement des USA spécialisé dans les programmes d’aide au développement économique et l’exportation de la démocratie à l’Américaine dans les pays récalcitrants. C’est également, et surtout, une courroie de transmission des agences de renseignement américaines à l’étranger. Lien en français.

[2] « Think tank bipartisan », à savoir qui réunit des membres des deux partis majoritaires, les Démocrates et les Républicains. La plupart des think tanks washingtoniens liés à la défense sont bipartisans.


Photo Pixabay : un des nombreux villages de tentes des USA. Ces personnes sans-abris ne sont pas des pauvres inactifs. La plupart travaillent, mais leur salaire ne leur permet pas de payer un logement. Inutile de dire que, si nous restons dans l’orbite des USA, un jour ou l’autre, ce sera notre tour.

Traduction: Entelekheia/Corinne Autey-Roussel

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