Comment la peur du communisme a conduit à l’ascension d’Hitler et à la deuxième guerre mondiale Par Rudrangshu Mukherjee Arrêt sur info — 18 novembre 2021

 

Préambule

Le livre de Jonathan Haslam analyse de manière critique la façon dont l’histoire des relations internationales est généralement traitée.

L’histoire est une discipline en évolution comme en témoignent ces notes de lecture de l’ouvrage de l’historien britannique Jonathan Haslam « Le spectre de la guerre ». L’historien souligne qu’avant même la fin de la première guerre mondiale, les «alliés» avaient attaqué militairement la Russie soviétique; il évoque notamment le débarquement de soldats anglais à Mourmansk en juillet 1918 qui, prétextant la prise en tenaille des forces allemandes, visaient en réalité les forces communistes.

La résistance militaire à la révolution communiste dura jusqu’en 1922 avec par moments un soutien direct des troupes britanniques, françaises, belges etc. C’est cette étape de l’histoire de la république soviétique qui fut déterminante selon Jonathan Haslam puisqu’elle a amené les autorités de Moscou à se rapprocher de la république de Weimar qui était, comme il  l’indique, l’autre paria du continent européen. Un autre aspect qui a joué un rôle important a été l’hostilité du Komintern à toute alliance entre communistes allemands et socio-démocrates. Or une telle alliance aurait pu empêcher l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Enfin, l’hostilité des dirigeants français ou britanniques à l’égard du communisme était bien plus forte que celle qu’ils éprouvaient à l’égard du régime nazi quand ils ne trouvaient pas ce dernier tout à fait fréquentable.

La leçon à tirer est qu’il ne faut pas seulement s’intéresser aux processus politiques mais aussi aux intentions qui orientent l’action politique, intentions qui demandent à être explicitées aussi bien dans leur définition originale que dans leurs évolutions et leurs effets imprévus et/ou imprévisibles. MD

 

Crédit photo: Wikimedia Commons


Par Rudrangshu Mukherjee

Paru le 5 novembre 2021 sur The Wire (Inde) sous le titre How Fear of Communism Led to the Rise of Hitler, Nazism and World War Two


En 1848, dans l’inoubliable première ligne du Manifeste communiste, Karl Marx écrivait : « Un spectre hante l’Europe – le spectre du communisme.»  Ce même spectre était revenu hanter l’Europe dans la période de l’entre-deux guerres.

Le livre merveilleux de Jonathan Haslam, «Le spectre de la guerre» – fruit de recherches minutieuses dans diverses archives à travers le monde et analytiquement provocateur – étudie comment le triomphe de la révolution bolchevique en Russie et la propagation de l’idée d’une révolution internationale par Lénine et Trotsky ont eu un impact impact profond sur les décideurs politiques dans les chancelleries européennes. Sans une compréhension de cette dimension, toute analyse de la façon dont les puissances occidentales considéraient l’ascension vers le pouvoir d’Hitler et le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale serait, selon Haslam, incomplète et appauvrie.

Le livre de Haslam est à un certain niveau un correctif, mais à d’autres niveaux, il fournit également de nombreux faits et idées originaux, et il fait également une critique de la manière dont l’histoire des relations internationales est pratiquée.

Le récit rompt avec le cadre chronologique conventionnel consistant à placer la Seconde Guerre mondiale dans le contexte de ce qui s’est passé dans les années 1930. Il commence au lendemain de la Première Guerre mondiale et de la révolution en Russie. Cette dernière était inextricablement liée au sort de la Russie tsariste au cours de la grande guerre.

La Première Guerre mondiale a bouleversé le système des relations internationales tel qu’il existait jusqu’au déclenchement du conflit. Le triomphe des bolchéviques a ajouté une nouvelle dimension. Le mouvement communiste avait toujours propagé l’idée que la révolution communiste serait mondiale – « Travailleurs de tous les pays unissez-vous!» était son cri de ralliement. La direction bolchevique qui suivait cette ligne idéologique était attachée à l’idée que la révolution en Russie ne serait pas et ne pourrait pas être un phénomène historique isolé. Ce serait le premier pas vers des révolutions qui balayeraient le capitalisme et toutes ses manifestations – empire et colonies – partout dans le monde.

De plus, les bolchéviques croyaient que le succès dans la durée de la révolution en Russie reposait sur la révolution en Allemagne qu’ils croyaient imminente. Une révolution mondiale était donc intrinsèque à l’idéologie du communisme et faisait donc partie intégrante de la politique et de la propagande bolcheviques. Ils créèrent le Komintern comme instrument pour faire avancer l’agenda d’une révolution mondiale.

Les décideurs politiques et les faiseurs d’opinion en Europe avaient compris le danger posé par la révolution en Russie presque dès ses débuts. Dès 1919, le Times de Londres lançait un appel aux puissances occidentales pour qu’elles affrontent le « danger de l’impérialisme bolcheviste ». Il y eut, cependant, des actions plus concrètes pour contrecarrer l’avancée de la révolution.

Haslam écrit : « Des troupes britanniques débarquèrent à Mourmansk, un port libre de glace sur la mer de Barents, fin juillet [1918]. En apparence, ces forces avaient été envoyées pour repousser les Allemands. Mais leur objectif réel devint vite évident. Au lieu de marcher vers l’ouest jusqu’aux positions allemandes en Finlande, elles marchèrent vers le sud pour attaquer les soldats de la révolution à Petrograd [aujourd’hui Saint Petersbourg, NdT]. Ce fut le premier acte de la guerre d’intervention alliée qui commençait, une guerre non déclarée qui pendant 18 mois fut justifiée par les alliés avec des arguments de plus en plus invraisemblables et contradictoires. Cette guerre a englouti le régime révolutionnaire et a servi de base à la répression impitoyable exercée par Lénine et Trotsky contre les forces de la contre-révolution, au démantèlement des conseils ouvriers, à de sévères restrictions des libertés et au déclenchement de la Terreur rouge.

Au cœur de l’Europe, le projet d’une révolution internationale n’avançait pas. En Allemagne, les tentatives d’insurrection échouèrent ; les forces de gauche étaient divisées entre les communistes et les sociaux-démocrates ; et ce qui était pire, comme le révèle Haslam, le gouvernement bolchevique négociait secrètement avec celui de Weimar sur le commerce et le réarmement de la Russie. (Pour des raisons de realpolitik, le régime d’idéologie bolchevique   était prêt à ignorer le fait que le gouvernement de Weimar avait réprimé l’insurrection spartakiste et le soulèvement de Munich en utilisant les pires éléments des corps francs qui avaient assassiné des dirigeants communistes comme Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht.)

Les deux parias de l’Europe – l’Allemagne et la Russie – s’étaient ainsi rapprochés. En Italie, la révolution avait échoué et conduit à la montée en puissance de Mussolini et du fascisme. L’Europe chancelait au bord de l’incertitude et de l’inattendu. L’approche communément admise dans les cercles de pouvoir à Washington, Londres et Paris était que le bolchevisme devait être contenu et qu’on ne pouvait pas permettre un effondrement de l’Allemagne. L’étroite coopération militaire entre Moscou et Berlin était censée être secrète mais des rumeurs à son sujet circulaient. Ces rumeurs rendaient les Britanniques soucieux de reconquérir les sympathies allemandes « presque à n’importe quel prix ».

L’état d’esprit dominant a été résumé ainsi par Alexander Cadogan, sous-secrétaire permanent au ministère des Affaires étrangères : « Certains oublient les années, disons 1920-26, où le seul danger était le ‘bolchevisme’. Dans ces circonstances, l’inattendu incarné par Adolf Hitler était apparu comme une force puissante.

Hitler et le Nazisme

Alors que la perspective d’une révolution européenne s’éloignait, les bolcheviks tournèrent leur attention vers l’Asie, ce qui signifiait s’intéresser aux colonies de l’Empire britannique. Trotsky avait affirmé que « la route vers Paris et Londres passe par l’Afghanistan, le Pendjab et le Bengale». L’Inde était devenue le terrain principal de l’activité révolutionnaire menée sous les auspices du Komintern qui, comme Lénine le soutenait avec candeur, était distinct du gouvernement russe. Toute l’étendue de l’implication du Komintern dans les révolutions à l’Est a été révélée aux Britanniques d’une manière extraordinaire.

En avril 1927, avec la connivence du corps diplomatique, les troupes de Chang Tso-lin, le seigneur de la guerre du nord, effectuèrent un raid contre l’ambassade soviétique à Pékin. Ce faisant, ellse découvrirent quantité de preuves de l’implication de Moscou, y compris financière, dans l’incitation à la révolution dans les colonies britanniques. Ceci, combiné à la grève générale de 1926,  donna à l’anticommunisme en Grande-Bretagne « une force vitale qui lui était propre ».

Harold Nicolson l’a clairement expliqué dans un document ministériel : « … le problème russe est pour le moment asiatique plutôt qu’européen… elle [la Russie] est suspendue comme un nuage d’orage à l’horizon oriental de l’Europe – imminente, impondérable… elle est en fait la plus menaçante de nos incertitudes».

La méfiance à l’égard de l’Union soviétique au sein de l’establishment britannique était viscérale.

Au sein de l’Union soviétique, après la mort de Lénine en 1924, le pouvoir politique s’est concentré entre les mains de Staline qui, contrairement à Lénine et Trotsky, était convaincu que la construction du socialisme dans un seul pays était non seulement possible, mais devait également être la priorité absolue de l’Union soviétique.  Il élimina toute opposition au sein du parti et s’engagea dans une politique de collectivisation forcée de l’agriculture et de plans quinquennaux d’industrialisation.

Staline, Lénine et Trotsky

Cela ne veut pas dire que Staline avait supprimé le Komintern. Haslam note que la victoire du Parti travailliste (en coalition avec le Parti libéral) aux élections législatives britanniques de mai 1929 avait été en partie rendue possible par une subvention soviétique secrète. Staline avait également rendu impossible toute alliance entre le Parti communiste allemand et les sociaux-démocrates en qualifiant ces derniers de « socio-fascistes ». La division de la gauche eut des conséquences inquiétantes. L’influence et les positions électorales de la gauche diminuèrent, ce qui a permis à un régime autoritaire sous Heinrich Bruning de gouverner par décret d’urgence, ouvrant ainsi la voie à l’accession d’Hitler au pouvoir et à ce qui s’ensuivit.

Les décideurs politiques britanniques se trouvèrent confrontés à un paradoxe. D’un côté, il y avait la Russie soviétique, « un pays aux capacités militaires offensives manifestement faibles » et de l’autre l’Allemagne nazie, « un État armé jusqu’aux dents et à la rhétorique belliqueuse ». Les décideurs politiques choisirent cette dernière de préférence à l’Union soviétique dont la puissante idéologie menaçait tout ce que les classes dirigeantes de Grande-Bretagne considéraient comme précieux et « civilisé ».

Hitler et le nazisme n’étaient pas très agréables mais plus acceptables parce que les classes dirigeantes britanniques croyaient partager avec Hitler certaines croyances fondamentales. Du moins, il était moins menaçant. Selon les mots de Haslam, « … au lieu de s’inquiéter du fascisme, l’élite britannique s’inquiétait davantage de ce qui ne le remplacerait probablement pas – le communisme – si le fascisme était déstabilisé et renversé ». Qu’étaient les classes dirigeantes de Grande-Bretagne ? « Les chevaliers du royaume », les appelle Haslam, scolarisés dans de prestigieuses écoles privées et dans les facultés d’Oxford et de Cambridge

L’un de ces chevaliers – Nevile Henderson, ambassadeur à Berlin – avait fait remarquer que « la Grande-Bretagne ne devrait pas être considérée comme une démocratie mais comme une aristocratie ». Il en était. Si la bataille de Waterloo, comme l’avait déclaré de manière inoubliable Wellington, a été gagnée sur les terrains de jeu d’Eton, les mêmes terrains de jeu ont rendu possible le succès d’Hitler et l’holocauste qui a suivi.

Un motif sous-jacent de cette préférence était l’hypothèse qu’Hitler était un leader raisonnable avec des objectifs et des ambitions limités qui pourraient être contenus en temps voulu par des concessions territoriales. En revanche, les aspirations du communisme étaient mondiales. Robert Hadlow, alors premier secrétaire à l’ambassade à Vienne, avait affirmé avec une grande clarté qu’affaiblir Hitler aurait pour résultat une Allemagne communiste « dirigée par des hommes totalement déraisonnables – ce que n’est pas Hitler selon moi. Je préfère aider Hitler que risquer une alternative pire à sa place. L’évaluation formulée par Hadlow était partagée par des membres influents de l’élite britannique, des hommes qui dînaient et se divertissaient dans leurs maisons de campagne et leurs clubs urbains et se faisaient servir du champagne par des valets en livrée.

Du côté soviétique, les réactions à la montée et au succès d’Hitler étaient. Staline restait silencieux sans s’exprimer publiquement ». Il y avait des voix influentes au sein du Komintern qui soutenaient que la montée au pouvoir d’Hitler était « un phénomène passager ». Ce genre d’opinion était quelque peu prévisibles puisque la politique du Kominter, en érigeant des barrières entre les communistes et les sociaux-démocrates, avait facilité l’ascension d’Hitler ; et de plus, admettre que le gouvernement nazi avait un long avenir serait une reconnaissance directe que toute l’analyse concernant le capitalisme en crise était erronée.

Une conséquence immédiate de l’arrivée au pouvoir d’Hitler fut l’élimination du mouvement communiste et d’innombrables communistes en Allemagne. De ces circonstances est née l’idée du Front populaire. Mais pour ceux qui étaient opposés à l’Union soviétique et craignaient sa force militaire et industrielle croissante et ses intentions idéologiques, le Front populaire ne fit que renforcer leur perception d’une menace communiste.

Georgi Dimitrov, l’un des principaux idéologues du Front populaire, indiquait clairement que « le but de notre lutte contre le fascisme n’est pas le rétablissement de la démocratie bourgeoise mais la conquête du pouvoir soviétique ». Pour les « chevaliers du royaume », le Front populaire représentait l’opposition au fascisme et une menace pour le capitalisme et la démocratie bourgeoise. On ne pouvait pas faire confiance à l’Union soviétique, mais on pouvait l’accorder à Hitler car il était supposé être un homme raisonnable qui, plus important encore, était opposé au communisme.

C’est ce contexte qui détermina la politique d’apaisement que Neville Chamberlain a défendue et pour laquelle il a ensuite été cloué au pilori. En réalité, Chamberlain suivait une politique qui était étayée par des convictions partagées par des sections importantes et influentes de l’intelligentsia et de la classe dirigeante en Grande-Bretagne. La nouvelle du pacte nazi-soviétique signé en août 1939 ne fit qu’intensifier l’anti-bolchevisme des «pacificateurs» – selon les termes de Haslam, le pacte  «a agi comme un accélérateur pour les pacificateurs purs et durs »

Arthur Rucker, fidèle secrétaire particulier de Chamberlain, a déclaré à son collègue John Colville : « Le communisme est maintenant le grand danger, plus grand encore que l’Allemagne nazie. De telles évaluations se sont trouvées justifiées lorsque la Russie s’est emparée de l’est de la Pologne. Face à deux systèmes maléfiques, Chamberlain et ses semblables ont choisi ce qu’ils considéraient comme le moindre mal. Ce à quoi ils n’avaient pas pensé, c’est qu’Hitler était « trop impatient pour attendre ce que les Britanniques avaient à offrir ». Le 1er septembre 1939, les chars et les troupes allemands pénétrèrent en Pologne. Deux jours plus tard, lorsque l’Allemagne ne répondit pas à un ultimatum de la Grande-Bretagne, cette dernière déclara la guerre à l’Allemagne. L’illusion douillette de l’apaisement s’était transformée en une danse de la mort.

À travers son analyse, Haslam met en évidence certaines caractéristiques de la compréhension des relations internationales qu’il juge inadéquates. L’une d’elles est la propension des historiens diplomatiques « à accorder plus d’attention au processus qu’à l’objectif, recherché en supposant que le motif est connu et immuable car tout suit inexorablement son cours géopolitique habituel». Ce mode d’analyse est associé à AJP Taylor qui, dans ses deux livres remarquables et très influents, The Struggle for Mastery in Europe et The Origins of the Second World War, a soutenu que les résultats finaux dans les relations internationales sont le fruit d’un enchaînement incontrôlable d’événements.

Haslam montre que dans l’entre-deux-guerres, les hommes d’État ont fait des choix délibérés et ces choix ont été informés par certaines perceptions/hypothèses qui à leur tour étaient fondées sur des préjugés idéologiques et des intérêts de classe. Haslam introduit ainsi l’importance des idées qui « explicitent les finalités du pouvoir ». Les finalités du pouvoir dans la période analysée par Haslam étaient « divergentes et contestées ».

Ainsi, il estime que la politique étrangère de l’entre-deux-guerres ne peut s’expliquer selon les principes traditionnels puisque « les politiciens et les diplomates en sont venus à craindre davantage le pouvoir insidieux des idées que les composantes mesurables des capacités militaires». Ils préféraient donc l’Allemagne nazie à la Russie soviétique.

Le travail universitaire et savant de Haslam fait immédiatement penser au roman Les restes du jour de Kazuo Ishiguro qui a recréé l’ambiance sociétale et intellectuelle qui a produit le phénomène d’apaisement. Toute l’histoire est racontée par la voix d’un majordome qui surprend et enregistre les conversations qui se déroulent dans les somptueuses salles à manger et les salles de réception des maisons de campagne appartenant à des aristocrates anglais. Les artistes créatifs ont souvent une meilleure connaissance de l’histoire que les historiens qui fouillent dans des dossiers poussiéreux et attendent l’accès à des archives fermées.

Il n’y a pas eu de meilleure représentation de la société russe à tous les niveaux – la cour tsariste, la vie de la noblesse, les souffrances et les fêtes des serfs et des paysans et du champ de bataille empestant la poudre des armes à feu et les cadavres – que Guerre et Paix. En Inde, la nature multiforme du mouvement national a été saisie de manière poignante dans The Home and the World de Tagore.

Rudrangshu Mukherjee

Rudrangshu Mukherjee est professeur d’histoire et président de l’université Ashoka.

Article original en anglais: https://thewire.in/books/how-fear-of-communism-led-to-the-rise-of-hitler-and-nazism

Traduit de l’anglais par Mounadil Djazaïri 

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