Voilà presque douze ans que deux hommes ou deux femmes peuvent aussi se marier aux Pays-Bas. L’ouverture du mariage était une première mondiale, les pays scandinaves ayant jusqu’alors inventé de nouvelles formes de contrats pour les couples du même sexe.
C’était un lundi matin, au lycée où j’enseigne le français, au lendemain de l’énorme cortège des opposants à l’égalité entre hétéros et homos (il faut bien appeler ça par son nom) avec des slogans haineux et des serre-tête bleu marine. La télévision néerlandaise avait ouvert le journal du dimanche soir sur des images spectaculaires et un commentaire ahuri de la correspondante à Paris, du style « des centaines de milliers de Français refusent l’égalité pour les homos ».
A la Gay Pride d’Amsterdam, le 3 août 2012 (MARGRIET FABER/AP/SIPA)
« Pourquoi les gens étaient dans la rue ? »
Ma classe de cinquième (première classe de collège ici) est un peu nerveuse et je leur demande ce qui ne va pas.
« Monsieur, pourquoi les gens étaient dans la rue en France pour refuser le mariage des gays ? »
Je leur explique donc que le gouvernement de gauche, formé après l’élection présidentielle de l’année dernière (tout le pays l’avait suivie et commentée), a lancé un débat sur l’ouverture du mariage aux couples du même sexe. J’essaye d’en profiter pour parler de l’opposition droite/gauche et du nom des différents partis. Mais je sens la classe fébrile.
« Mais monsieur, on ne comprend pas pourquoi ils sont contre. »
J’essaye de leur expliquer le poids de l’Eglise, les problèmes de l’opposition à se rassembler, tout ça. Ça n’arrange rien, ça bavarde, je sens que ça va finir par des punitions.
Finalement une fille un peu plus verbale que les autres se décide...
« Non mais monsieur, on ne comprend pas pourquoi ça les dérange que d’autres personnes se marient. Cela ne les concerne pas. On ne va pas les obliger à se marier avec un autre homme s’ils sont des hommes, ou avec une autre femme s’ils sont des femmes. »
« Oui, vous n’expliquez pas bien, on ne comprend toujours pas pourquoi ! »
Bref, le prof est nul.
L’office de tourisme était ravi
Et c’est vrai, j’avais du mal à trouver un seul bon argument en faveur des manifestants de la veille. Je pouvais essayer de les balader avec un truc sur l’Eglise ou l’UMP au bord de l’explosion, sous menace du FN, mais pas de vraie raison crédible à leurs yeux. Je ne sais pas si c’est pareil dans les collèges et les lycées français, mais ma collègue de français, dans la salle d’à côté, a eu le même genre de questions, et elle a eu le même embarras à expliquer pourquoi.
En 2013, ça fait douze ans que les couples de même sexe peuvent se marier. On est arrivés là grâce à un débat, à la fin des années 80, sur la question de l’égalité. Ce débat a débouché sur un changement constitutionnel en 1991 (l’article premier de la Constitution stipule que tout le monde doit être traité de façon égale), et sur la mise en place d’un partenariat civil ouvert à tous les couples en 1997.
Ce partenariat a été amélioré à tel point que ses conséquences juridiques étaient les mêmes que le mariage, ce qui a fait que le mariage a finalement été ouvert à tous les couples au début du XXIe siècle. Le maire d’Amsterdam s’est empressé de marier plusieurs couples de même sexe le 1er avril 2001 à 00h01, en présence des caméras du monde entier. Amsterdam, ville la plus tolérante du monde. L’office de tourisme était ravi.
Et depuis ? Rien.
Enfin si. Pas mal de choses, même. Mais pas comme on pourrait l’imaginer.
Eliminés de tous les concours de l’Eurovision
On a eu le 11 Septembre et l’assassinat de
Pim Fortuyn, folle populiste amateur de jeunes prostitués marocains. Les Pays-Bas se sont déchirés sur la question de l’islam,
Rita Verdonk a été la première à draguer les homos pour qu’ils votent pour elle, au nom de l’égalité homos-hétéros menacée par les méchants musulmans.
Geert Wilders l’a remplacée, sans rien changer de ce côté.
Surtout, les Pays-Bas ont été systématiquement éliminés de tous les concours de l’Eurovision, même après avoir essayé les folles, les vieux, une Turque, des Noirs, des beaufs, d’autres folles, des grandes blondes. Rien à faire. Un vrai drame national.
Beaucoup de catholiques, pour la plupart hétérosexuels, ont quitté l’Eglise à cause de son attitude intransigeante et de sa haine des homos. Les gays et les lesbiennes ne sont pas nombreux, mais entre leurs parents, leurs frères et sœurs, leurs amis et leurs collègues, ça commence à faire du monde.
Pas mal d’Eglises protestantes ont beaucoup bougé sur la question. Les plus progressistes condamnent toute discrimination comme étant contraire à l’esprit du message de Jésus. Les autres ont beaucoup de mal à justifier le traitement différent entre les couples de même sexe et les autres, de la même façon qu’elles ont du mal à justifier la position inférieure des femmes dans la société, la famille et la communauté.
Des imams homophobes désavoués
Les partis politiques chrétiens-démocrates ont nommé des ministres ouvertement gays et lesbiennes. Le
CDA a même nommé un homo laid, obèse et incompétent comme ministre du Budget dans l’avant-dernier gouvernement, preuve s’il en est que même les homos peuvent accéder à un poste où ils s’illustrent par leur nullité et leur laideur, comme les hétérosexuels.
Quand il a révélé s’être finalement marié avec son partenaire, les Hollandais ont applaudi poliment, se demandant discrètement quel homme voudrait bien d’un mari aussi moche. L’attrait du pouvoir peut-être ? Ou si ça se trouve il est vraiment gentil. Ou très doué au lit. Personne n’a de réponse à ce jour.
Du côté du judaïsme (micro-communauté essentiellement amstellodamoise) et de l’islam (même proportion qu’en France), rien.
Enfin si, j’exagère. Des imams homophobes ont été désavoués par leurs ouailles et pour certains renvoyés dans leur pays d’origine. Pour le reste, les musulmans bien en vue rappellent que faire preuve d’intolérance est inacceptable, et les mosquées organisent des cercles de discussion pour aider les vieux qui ne parlent pas bien néerlandais à dépasser leur homophobie culturelle. Et même, pour certains, à renouer le contact avec leurs enfants homos. Eh, la famille avant tout.
Les protestants ultra-fondamentalistes (rassemblés politiquement derrière le
SGP : femmes interdites d’élection, la Bible est leur programme, 2% de l’électorat), quant à eux, s’enfoncent dans la talibanisation. Leurs dérives sectaires sont l’objet des moqueries dans la presse et sur Internet, et la mixité homme-femme leur a été imposée par les tribunaux. Les journaux protestants analysent régulièrement avec les spécialistes l’isolement du SGP et de leurs ouailles du reste de la société, et s’inquiètent du fait que pour la première fois les Néerlandais ne les trouvent plus mignons ou folkloriques, mais effrayants.
Les « cas de conscience » au chômage
Les deux sujets de discorde qui existent encore sont l’enseignement et les « weigerambtenaren » (de « weigeren », refuser, et d’« ambtenaar », fonctionnaire). Mais pour combien de temps ?
Dans l’enseignement religieux sous contrat, un trou dans la loi permettait aux écoles ultra-religieuses de licencier des enseignants qui sortaient du placard. Finalement, le seul cas qui a jamais eu lieu a été jugé illégal (surtout parce que l’école n’a pas suivi les protocoles en vigueur, en particulier un premier entretien avant licenciement). Et l’opinion est désormais quasiment unanimement défavorable à cette possibilité.
En tant que prof dans l’enseignement public, je n’ai jamais caché que j’étais marié avec un homme. Les seules questions qui torturent mes élèves sont pourquoi je n’ai pas encore adopté d’enfants (« Vos enfants auraient vraiment des bonnes notes en français ! ») et de savoir si mon mari est beau.
Dans les mairies, certains fonctionnaires d’état civil avaient la possibilité de refuser d’unir les couples de même sexe au nom de leur liberté religieuse. On les appelle donc les « weigerambtenaren ». Il s’agit en fait de quelques cas de chrétiens fondamentalistes dans quelques petites communes de province, qui n’ont jamais débouché sur l’impossibilité de se marier pour des couples de même sexe. En gros, personne n’en a encore vraiment souffert en vrai.
Les communes qui avaient licencié des « weigerambtenaren » ont été condamnées à réintégrer ces fonctionnaires, parce les juges ont estimé que c’était la commune qui avait obligation de marier les couples qui le désiraient, et pas les fonctionnaires. En gros, la commune devait s’assurer que ces fonctionnaires intolérants étaient remplacés par d’autres en cas de risque de discrimination.
Après d’âpres discussions, les chrétiens fondamentalistes jouant aux victimes, le gouvernement actuel (une alliance gauche-droite où ne figure aucun parti religieux) a décidé qu’après dix ans, ça suffisait les bêtises et que les fonctionnaires allaient devoir accepter de marier tous les couples, sinon le CWI (le Pôle emploi local) serait l’endroit idéal où aller raconter leurs malheurs de chrétiens opprimés. Et sans indemnités.
L’extrême droite pro-mariage gay
Enfin, détail piquant (même si je pense, et je l’ai dit
dans mon dernier livre, que le Front national de Marine Le Pen va suivre la même voie), l’extrême droite néerlandaise a largement instrumentalisé l’égalité hommes-femmes et homos-hétéros pour mieux ostraciser les musulmans.
Une extrême droite homophobe ? Cela n’existe plus. Son public-cible (surtout les petits Blancs des classes moyennes inférieures des banlieues construites sur les polders) ne comprendrait pas pourquoi on discriminerait son voisin, son enfant, son frère, sa sœur ou soi-même.
Ah oui, j’oubliais. Dernière chose : la police est entraînée à s’enquérir de l’origine homophobe, sexiste ou raciste de violences, qu’elles soient verbales ou physiques. La conséquence est que les violences motivées par l’homophobie donnent lieu à des condamnations deux fois plus sévères. Sans exception.
Perspective terrifiante, pour les homophobes
Donc oui, les intégristes de tout poil qui se sont rassemblés par centaines de milliers à Paris ont des soucis à se faire. On voit bien, avec une décennie de recul, qu’aux Pays-Bas l’ouverture du mariage a eu des conséquences tangibles :
- plus grande tolérance envers les homos ;
- stigmatisation des violences homophobes, verbales comme physiques ;
- énorme perte de crédibilité pour l’Eglise catholique ;
- pressions pro-femmes et pro-homos au sein des Eglises protestantes ;
- isolement/talibanisation de l’extrême droite chrétienne, coupée de l’extrême droite politique et de l’immense majorité des habitants...
Perspective terrifiante, donc.
Pour les homophobes.
« Marions-nous avec nos chevaux » : mon cousin curé sur Facebook
Mon cousin, prêtre, a commenté :
« Moi, je demande une loi portant la journée à 30 heures et je m’en fous qu’elle n’en fasse que 24 : je veux dormir plus.
J’emmerde le réel ! J’exige une loi abolissant l’hiver, la neige et le froid, la sécheresse aussi, la connerie surtout. Quant à l’amour, je trouve les militants du “mariage pour tous” complètement ringards et étriqués : si l’amour est la seule condition du mariage eh bien moi je demande tout : marions-nous avec deux, trois, quatre hommes ou femmes, et plus si affinités, avec nos sœurs, nos frères, nos bébés, nos fils, nos filles, nos mères, nos pères, et pourquoi pas nos grands-parents ? ! ! ! Et allons-y !
Et puis non, pardon, j’allais oublier l’essentiel : nos chats, nos chiens, nos chevaux et ne disons pas adieu à nos veaux, vaches, cochons, couvées ! Toute la ferme devant Monsieur le Maire ! Ça se serait une vraie ferme des Célébrités ! Caligula si tu m’entends ! ... »
Capture d’écran du compte Facebook de Baptiste de Cazenove
Un certain sentiment de révolte
La haine contenue dans ce message résume l’attitude des ces militants anti-mariage gay. L’attitude de mon cousin me pousse non seulement à prendre clairement position en faveur du mariage gay, mais aussi à annoncer ouvertement mon homosexualité.
MAKING OF
Le message de Baptiste de Cazenove ressemble aux témoignages recueillis dans un précédent article publié sur Rue89,
« Comment gâcher un déjeuner en famille ? En parlant du mariage gay ». Le projet de loi a refroidi beaucoup de relations entre amis, collègues et a même valu à certains des « retraits d’amis » sur Facebook. Le mariage gay divise aussi les familles, cathos comme de droite. Violemment parfois, en témoigne ce texte.
Emilie Brouze
Au-delà de mon cas particulier, je pense qu’il est exemplaire d’un certain sentiment de révolte chez les gays, en France, dans le climat actuel.
Toi, prêtre, ni dans ta foi ni dans ta vocation, je ne t’ai remis en cause. Alors pourquoi toi, aujourd’hui, dans mon être et ma citoyenneté, te le permets-tu ? Et comment oses-tu te parer des habits du civilisé pour me traîner dans ceux du fainéant, du fou, du barbare ? Et finalement, par quels habiles arguments justifies-tu tout cela déjà ? Ah oui…
Sache que je ne suis ni zoophile, ni incestueux, pas plus que je ne suis gérontophile ou polygame. Mais j’aime. J’aime les hommes. Un surtout, grand bien t’en fasse. Tu aimes Jésus, autant pour moi.
Le réel que tu évoques, c’est toi. Et moi, elle, lui et eux, cette somme d’individus qui bâtit une société. Toi, vous, catholiques, depuis une certaine loi de 1905, n’avez plus l’exclusivité du droit. Pas plus celle de la morale, si un œil, même distrait, observe vos églises vides. Chacun est désormais libre se réinventer sous les auspices de l’Etat, et c’est tant mieux.
Je suis blessé par la violence du débat
Ni militant, ni activiste, ce débat je le trouvais un peu ringard, moi aussi. Après tout, pourquoi les homos devaient-ils copier un modèle hétéro-normé qu’ils avaient tant conspué ? Et pourquoi, à l’heure de la diminution des mariages, de l’explosion des divorces et de la multiplication des schémas familiaux devaient-ils faire leur une institution accouchée d’un catholicisme du Moyen Age ?
Dans mon fort, tout de même, je soutenais cette réforme. Je pensais à ces dizaines, ces centaines, voire ces milliers de couples homos, parfois des familles, qui, sans protection juridique, sans contrat qui reconnaissent leur amour, se trouvent le lieu de tragédies effroyables. Je pensais aussi à notre constitution. L’égalité entre citoyens est une nécessité, pas une éventualité. Deux raisons suffisantes pour soutenir, même passivement, une telle avancée.
S’en sont suivies manifestations, campagnes et allocutions. Non pas surpris par l’ampleur du débat, je suis blessé par sa violence. Blessé par cette haine déversée sur les réseaux sociaux, dans les médias et dans les rues. Blessé par le mépris que tu m’infliges publiquement, toi mon cousin. Toi un prêtre.
Avancez des arguments dignes d’être entendus
Depuis lors, face à une France que je pensais apaisée à l’égard des pédés, je m’engage aux cotés de ces activistes, aux cotés de ces couples et de ces familles, pour avec eux, exiger l’égalité que vous nous dénigrez.
Exprimez-vous, manifestez, gueulez, mais par supplice avancez des arguments dignes d’être entendus. Alors nous vous écouterons.
De quoi avez-vous peur après tout ? Pensez-vous que les 10% d’homosexuels qui habitent dans votre pays, dans votre ville, dans votre rue, porteront atteinte à votre liberté de penser et vivre selon vos préceptes ? Je ne le pense pas. Je crois qu’ils vous laissent déjà libre de vos choix, laissez-les libres des leurs. Jamais, toi mon cousin, je ne t’ai imposé de conduite, laisse-moi libre de la mienne.
Nota : Et vous, quel est votre avis ?