La merde dans laquelle vous êtes vient d’un petit message envoyé il y a 16 ans.
Un contact dont je tairai le nom m’a fait lire le contenu du
End Game memo – il s’agit d’un truc si fou et si diabolique que je ne n’arrive toujours pas à croire qu’il puisse être vrai.
Le Mémo confirme le fantasme le plus fou des conspirationnistes de tous bords : à la fin des années 1990, l’élite des fonctionnaires du Trésor américain complotait main dans la main et en toute discrétion avec une petite cabale de pontes du système bancaire afin de réduire en cendres les régulations financières à travers le monde. Quand on voit les chiffres du chômage en Espagne, le désespoir et la faim qui frappent la Grèce, les émeutes en Indonésie et la faillite de Detroit, un retour sur ce End Game memo s’impose, puisque ce document constitue la vraie genèse de l’horreur.
Le responsable du Trésor américain qui jouait à ce petit jeu secret avec les banquiers, c’est
Larry Summers. Aujourd’hui, Larry Summers figure en haut de la liste de Barack Obama pour le prochain poste de président de la Réserve fédérale américaine, la banque qui tient le monde entier. Si
ce mémo confidentiel était finalement authentique, alors Summers ne devrait pas être envoyé à la Réserve fédérale, mais plutôt dans un cachot réservé aux plus gros fils de pute, et pour longtemps.
Le mémo est authentique.
J’ai dû me rendre à Genève en avion pour en avoir la confirmation, et je me suis débrouillé pour obtenir un rendez-vous avec le secrétaire Général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Français
Pascal Lamy. Ce bonhomme, le Général-délégué de la mondialisation, m’a dit que :
« L’OMC n’avait pas été créée en vue d’œuvrer comme une cabale de multinationales complotant contre le monde entier… On ne reçoit pas de gros banquiers cinglés et riches qui viennent négocier avec nous en fumant de gros cigares. »
Je lui ai alors montré le mémo :
Ça commence par un rappel de
Timothy Geithner, le larbin de Larry Summers, qui indique à son patron qu’il est temps de dire aux magnats du secteur bancaire de mettre en marche leurs armées de lobbyistes :
« Nous entrons dans la dernière ligne droite des négociations sur les services financiers avec l’OMC. Je crois qu’il serait donc judicieux d’en toucher un mot aux PDG… »
Pour éviter que Summers n’ait à obtenir ces numéros de téléphone via son cabinet (ce qui, conformément à la loi américaine, apparaîtrait sur des documents publics) Geithner lui fournit également une liste des lignes privées de ceux qui se trouvent être les cinq PDG les plus puissants du monde. Les voici :
Merrill Lynch : David Kamanski (212)449-6868
Lamy avait raison : ces gens ne fument pas le cigare. Vous pouvez leur passer un coup de téléphone. Je l’ai fait, et j’ai reçu un bonjour pour le moins réjouissant et cordial de John Reed – cordial jusqu’à ce que je lui révèle que je n’étais pas Larry Summers. (Note : les autres numéros ont rapidement été déconnectés. Et Corzine n’est pas joignable ces temps-ci puisqu’il fait actuellement l’objet de poursuites judiciaires.)
Mais la petite cabale de brainstormeurs mise en place par Summers et les banquiers n’est pas le plus inquiétant. Le truc vraiment flippant, c’est le but de ce end game.
Je m’explique :
Revenons en 1997.
Robert Rubin était secrétaire au Trésor américain et il militait fermement pour
la dérégulation du système bancaire. Cela impliquait d’abord d’abroger
le Glass-Steagall Act afin de déstructurer les limitations entre les banques commerciales et les banques d’investissement. Ça revenait à remplacer les coffres des banques par des roulettes de casino.
Ensuite, les banques voulaient obtenir le droit de jouer à un jeu très risqué : «
le commerce de produits dérivés financiers ». À elle seule, la banque JP Morgan aurait rapidement accumulé 88 000 milliards de ces pseudo-titres dans sa réserve « d’actifs ».
Le vice-secrétaire au Trésor, Larry Summers (qui allait rapidement remplacer Rubin au poste de secrétaire), s’opposait à toute tentative de contrôle des produits dérivés. Mais quel intérêt avaient-ils à transformer les banques américaines en tripots pour produits dérivés ? L’argent s’enfuirait vers des pays proposant une législation bancaire plus sécurisée.
Pour éviter ça, voici la réponse du Big Bank Five : éliminer le contrôle sur les banques dans tous les pays du monde – d’un seul coup. Cette idée était aussi brillante que prodigieusement dangereuse.
Comment allaient-ils exécuter ce plan insensé ? Le jeu des banquiers et de Summers était simple. Ils allaient utiliser l’Autorité des services financiers (la FSA), un addenda abscons et bénin, aux accords de commerce internationaux contrôlés par l’OMC.
Avant que les banquiers ne mettent à exécution leur plan, les accords de l’OMC ne couvraient que le commerce de biens – genre, ma voiture contre vos bananes. Les nouvelles règles ourdies par Summers et les banques, contraindraient tous les pays à accepter le commerce de ces « cochonneries » – des actifs toxiques comme les produits dérivés.
Jusqu’à ce que les banquiers apportent leurs « corrections » à la FSA, chaque pays avait la main sur les banques et la réglementation qui régissait leurs activités à l’intérieur de ses frontières. Les nouvelles règles du jeu allaient contraindre tous les pays à ouvrir leur marché à Citibank, JP Morgan et leurs « produits » dérivés. Et les 156 pays membres de l’OMC devraient tirer un trait sur leurs propres divisions Glass-Steagall entre banques commerciales et d’épargne et banques d’investissement qui parient sur les produits dérivés.
La transformation de la FSA en rouleau compresseur à la solde des banquiers a été confiée à Tim Geithner qui, entre-temps, avait été nommé ambassadeur à l’OMC.
Pourquoi un pays accepterait de laisser des pirates financiers comme JP Morgan entrer dans son système bancaire et se l’approprier ?
La réponse, en ce qui concerne l’Équateur, c’était les bananes. L’Équateur était une authentique république bananière. Le fruit jaune était la principale source de devises fortes pour le pays. Si les dirigeants équatoriens refusaient de signer la nouvelle FSA, le pays n’aurait plus eu qu’à donner les bananes aux singes et à replonger dans l’extrême pauvreté. L’Équateur a signé. Et les uns après les autres, tous les pays ont été malmenés jusqu’à ce qu’ils acceptent.
Tous sauf un, devrais-je dire. Le président du Brésil, Luiz Inacio Lula da Silva, a refusé. En représailles, le Commissaire au Commerce de la Commission européenne en charge du commerce de l’UE, Peter Mandelson, a menacé le Brésil de mettre un embargo sur ses produits. Je tiens ça
d’un autre mémo confidentiel sur lequel j’ai pu mettre la main. Mais la déclaration de refuznik du président Lula a été positive pour le Brésil qui, à l’image de certains pays occidentaux, a survécu et prospéré pendant la crise bancaire de 2007-2009.
La Chine a signé, mais elle a aussi eu sa part du gâteau. Elle a accepté de laisser son système bancaire se fissurer, mais en échange, elle contrôle la production de pièces détachées pour le marché automobile américain, et d’autres marchés par ailleurs. (En quelques instants, deux millions d’emplois américains ont été déplacés en Chine.)
La nouvelle FSA a ouvert la boîte de Pandore du commerce mondial de produits dérivés. Parmi les transactions légalisées, Goldman Sachs (la banque américaine dont l’actuel secrétaire au Trésor américain, Robert Rubin, avait été coprésident) a mis sur pied un accord secret d’échange de produits dérivés européens avec la Grèce, un accord qui a finalement envoyé l’économie et le reste de ce pays six pieds sous terre. L’Équateur, qui a vu son secteur bancaire dérégulé puis totalement démoli, a finalement été ravagé par les émeutes et autres soulèvements populaires. L’Argentine a dû vendre ses compagnies pétrolières (au géant pétrolier espagnol Repsol) et ses systèmes de réglementation de l’eau (à l’Américain Enron) tandis que ses enseignants retournaient les poubelles en quête de nourriture.
Après ça, dans la zone euro, les banquiers devenus dingues ont plongé la tête la première dans le bain des produits dérivés sans même savoir nager – et le continent est maintenant vendu, petit bout par petit bout, et pas bien cher, à l’Allemagne.
Évidemment, les menaces n’ont pas suffi à faire accepter la FSA partout dans le monde – la tentation a également joué un rôle. Après tout, tous les maux naissent d’une bouchée dans une pomme offerte par un serpent. La pomme : les montagnes de profit reluisant que la FSA réservait discrètement aux élites locales. Le serpent, lui, s’appelle Larry.
Est-ce que tous ces maux sont la conséquence d’un seul mémo ? Bien sûr que non : le diable était en réalité le « Game » en lui-même, et les règles avec lesquelles jouait la clique de banquiers. Le mémo a simplement révélé leur plan afin de mettre leur adversaire échec et mat.
Et le mémo révèle également son lot d’informations sur Summers et Obama.
Alors que des milliards d’âmes en peine souffrent toujours des conséquences du désastre financier mondial qu’ont causé ces banquiers, Rubin et Summers ne se portent pas trop mal. Les lois de dérégulations des banques de Rubin ont permis la création d’une monstrueuse entité financière : « Citigroup ». Quelques semaines avant de quitter son poste, Rubin a été nommé directeur puis PDG de Citigroup. Cette entité s’est déclarée en faillite, mais elle a quand même réussi à payer à Rubin la coquette somme de
126 millions de dollars (en euros, ça fait une petite centaine de millions).
Puis Rubin a pris un autre poste : il est devenu le bienfaiteur le plus important de la campagne d’un jeune sénateur, Barack Obama. Quelques jours après son élection au poste de président, et suite aux demandes insistantes de Rubin, Obama a nommé Summers au poste étrange de « Tsar de l’Économie » des États-Unis et a fait de Geithner sa Tsarine (concrètement, secrétaire au Trésor). En 2010, Summers a laissé tomber sa robe royaliste et est retourné « consulter » auprès de Citibank et d’autres créatures nées de la dérégulation. Les salaires qu’il a pu toucher à ce nouveau poste
ont fait monter la valeur nette de Summers à 31 millions de dollars depuis le End Game memo.
Le fait qu’Obama veuille maintenant, à la demande de Robert Rubin, choisir Summers pour diriger le Conseil de la Réserve fédérale américaine prouve que nous sommes malheureusement loin de la véritable « fin » de ce game.
______________________________________________
Notes :
Remerciements à Mary Bottari de Bankster USA www.banksterusa.org sans qui notre investigation n’aurait pu commencer.
Vous pouvez trouver d’autres discussions à propos des documents que j’ai présentés à Pascal Lamy dans « The Generalissimo of Globalisation », chapitre 12 de
Vultures’ Picnic, par Greg Palast (Constable & Robinson 2012).
________________________________________________________
Crise financière: quand un mémo «secret» de 1997 devient une arme dans la bataille pour la présidence de la Fed
Greg Palast appelle ça le «End Game memo»: un genre de balle de match transformée par les États-Unis dans les années 90 dans leur combat pour la libéralisation financière mondiale.
Geithner y enjoint Larry Summers, alors secrétaire adjoint au Trésor de Bill Clinton, de se«mettre en contact» avec les PDG des grandes firmes financières américaines, «qui ont suivi avec attention les négociations de l’OMC sur les services financiers». Suit une liste de cinq contacts directs —nom et numéro de téléphone— chez Citibank, Bank of America, Chase Manhattan, Goldman Sachs et Merrill Lynch.
Ce document à l’appui, Palast accuse le gouvernement américain de l’époque de s’être associé aux banques dans un lobbying en faveur du Financial Services Agreement, un accord de l’OMC permettant une ouverture internationale des marchés financiers, notamment en ce qui concerne les produits dérivés, que la crise de 2008-2009 a mis en lumière.
La chose qui a changé, en revanche, depuis la publication du mémo par Palast dans son livre il y a plus d’un an et demi, c’est le contexte. Larry Summers, qui, après l’épisode narré par l’article, a successivement été secrétaire au Trésor, président de l’université d’Harvard et conseiller économique d’Obama, est en effet aujourd’hui en lice pour un poste encore plus important: la présidence de la Réserve fédérale américaine (Fed), que doit normalement quitter Ben Bernanke en janvier 2014.