Par Guillaume Borel
La « guerre des civilisations » va t-elle avoir lieu sur sol français ?
La décapitation du professeur d’Histoire-Géographie Samuel Paty a provoqué dans la société française un véritable état de choc, une stupeur sans précédent. Que l’on décapite un enseignant pour avoir « fait son travail », a été reçu par les français comme un véritable acte de guerre.
A la différence des attentats contre le journal satirique « Charlie Hebdo » dont la ligne éditoriale ne faisait pas toujours l’unanimité dans la société française, le rôle des enseignants ne fait pas débat.
Malgré des critiques récurrentes concernant le « temps de travail » des enseignants ou le niveau scolaire des élèves, l’éducation nationale demeure le service public qui bénéficie, avec le service hospitalier, d’un immense degré d’adhésion de la population. Les valeurs qu’il est chargé de défendre et d’enseigner, comme la laïcité ou l’esprit critique, sont partie intégrante de « l’identité nationale ».
La colère est palpable, le sentiment de révolte, la volonté de punir tous ceux qui, de près ou de loin, ont pu participer ou encourager la décapitation d’un professeur, est urgente et massive, elle ne fait pas débat. A bien des égards, cet attentat est l’attentat de trop, celui qui emporte tout sens commun et toute capacité de mesure rationnelle. Cet attentat, parce qu’il touche à une figure de l’identité nationale, le professeur chargé de l’éducation « morale et civique » de nos enfants, a réactivé les réflexes anthropologiques de l’identité de groupe. Maintenant, c’est « eux » contre « nous ».
La radicalisation de la société française
Ceux qui ont suivi les JT des chaînes d’information françaises ces derniers jours ont été saisis par une forme de stupeur. Le discours auparavant porté par le Rassemblement National, et contre lequel tous les responsables politiques avaient appelé à « faire barrage » lors de la dernière élection présidentielle, au nom des « valeurs de la république », est relayé partout, en continu.
Les quelques rares contradicteurs sont immédiatement rappelés à l’ordre et qualifiés « d’islamo-gauchistes », ils ont le choix de faire acte de repentance ou d’aller se terrer loin des projecteurs médiatiques.
Le discours de la « guerre des civilisations » importée « chez nous » par une « cinquième colonne » et vulgarisé par l’extrême droite française, s’est mis à tourner en boucle non seulement dans tous les médias, mais aussi dans toute la classe politique, et jusqu’au plus haut niveau de l’Etat. L’ennemi dénoncé, à la fois hyper actif et insidieux, présent « partout » mais difficilement reconnaissable, c’est bien évidemment « l’islamisme radical ». Il prospère dans les banlieues françaises, chez les « islamo-gauchistes » du parti la France Insoumise ou chez les membres du syndicat étudiant UNEF, mais aussi sur les réseaux sociaux.
C’est bien dans une logique de « guerre » que la société française est entrée, elle est l’aboutissement des injonctions à « traquer ceux qui ne sont pas Charlie » proférées lors des attentats de janvier 2015 par certains journalistes et responsables politiques.
Cette entrée en guerre de la société française, des médias et des responsables politiques, se traduit d’ores et déjà par une surenchère martiale et une radicalisation des discours. La rhétorique du Rassemblement National est aujourd’hui devenue celle de La République En Marche, des Républicains, ou même du Parti Socialiste.
La « guerre des civilisations » ?
L’ennemi unanimement désigné c’est « l’Islam radical ». Cette expression à la fois floue et inconsistante, ne permet toutefois ni de désigner un ennemi précis, ni de nommer correctement la menace. La frontière entre un Islam non radical et un Islam « radical » est indéfinie, cette « radicalisation » soudaine et impromptue, rend par définition tout pratiquant suspect. Car si l’Islam peut du jour au lendemain « se radicaliser », qui surveiller, qui punir, qui tenir pour responsable si ce n’est l’ensemble des musulmans et l’Islam lui-même en tant que religion ?
C’est précisément l’avènement doctrinaire de l’islamophobie, l’adoubement des thèses conspirationnistes de l’extrême droite et de sa relecture du « choc des civilisations ».
En l’absence d’ennemi clairement défini, la répression va prendre des formes totalitaires, c’est à dire qu’elle va cibler massivement tous les signes visibles de l’Islam et toute forme de liberté d’expression potentiellement déviante des « valeurs de la république ».
Islam « radical » ou salafisme ?
Pourtant, les ennemis de la France et des « valeurs de la république » sont généralement bien connus des services de renseignement et leur appartenance doctrinale clairement identifiée.
Les frères Kouachi, qui ont perpétré les attentats contre Charlie Hebdo en 2015, appartenaient tous les deux à la mouvance salafiste. Saïd Kouachi s’était par exemple rendu au Yemen en 2011 pour s’entraîner avec un groupe local d’Al-Qaïda.
Les attaques coordonnées de novembre 2015, notamment contre le Bataclan, ont été commanditées et revendiquées par l’organisation salafiste Etat Islamique (Daesh).
Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, l’auteur de l’attentat de Nice en juillet 2016 s’est «radicalisé » au contact de sources salafistes.
Il en va de même pour Mickael Harpon, l’auteur de l’attaque au couteau à la préfecture de police de Paris en octobre 2019. Ce dernier s’était soudainement « radicalisé » au contact du salafisme.
La recrudescence d’attaques par des auteurs isolés, et avec des moyens de « fortune », renvoie par ailleurs aux consignes opératoires émises par l’État Islamique, notamment dans un message de 2014 : « Si vous ne pouvez pas trouver d’engin explosif ou de munition, alors isolez l’Américain infidèle, le Français infidèle, ou n’importe lequel de ses alliés. Écrasez-lui la tête à coups de pierre, tuez-le avec un couteau, renversez-le avec votre voiture […] »
Malgré le lien avéré avec le salafisme et l’État Islamique, c’est pourtant le terme d’Islam « radical » qui est utilisé par les médias et les responsables politiques français, au prix de la stigmatisation de l’ensemble des musulmans de France.
Le Qatar et l’Arabie Saoudite, ces étranges « alliés » de la France
L’explication tient aux liens privilégiés noués entre le Qatar, puis l’Arabie Saoudite, avec la classe politique française. Ces monarchies sont à la fois les deux principaux soutiens et sponsors du salafisme à l’international mais aussi des «amis » de la France.
L’ancien président Nicolas Sarkozy a par exemple favorisé les investissements qataris en France en faisant adopter par le parlement une convention fiscale en 2009 qui exonère les qataris de l’impôt sur les plus-values immobilières. Il a également participé en 2012 à la création d’un fonds d’investissement qatari, Columbia, avant que le projet ne soit finalement abandonné suite à la mise en examen de l’un de ses proches dans l’affaire Bettencourt…
Son successeur, François Hollande, se rapprochera lui de l’Arabie Saoudite. Le journal Les Echos, titre ainsi en juin 2016 : Hollande, l’allié indéfectible des saoudiens. A la clef, et en échange du soutien diplomatique de Paris contre l’Iran, de juteux contrats d’armements. La France devient le 3ème fournisseur d’armes du pays et le roi Abdallah s’engage à investir 15 milliards d’euros en France. En 2015, l’Arabie Saoudite devient le premier client de la France avec 12 milliards d’euros de commandes. En 2016, en échange des services rendus, le prince héritier Mohammed ben Nayef, également ministre de l’Intérieur, est décoré de la légion d’honneur par François Hollande à l’Elysée…
Au niveau géopolitique, la France a également soutenu les rébellions salafistes en Libye et en Syrie, comme je l’ai montré dans de précédents articles, y compris des groupes armés se réclamant du Front Al-Nosra.
Le rôle des monarchies du Golfe comme le Qatar ou l’Arabie Saoudite dans l’émergence et le support opérationnel à l’État Islamique et au Front Al-Nosra est lui, plus largement documenté.
L’écrivain algérien Kamel Daoud publiait ainsi une tribune dans le New York Times suite aux attentats de janvier 2015 dans laquelle il affirmait : « L’Arabie saoudite est un Daesh qui a réussi. »
Le président français Emmanuel Macron pointait lui-même le rôle des deux monarchies dans le financement du terrorisme dans une interview de 2017 au journal Le Point, sans que ces accusations ne soient malheureusement suivis d’actes concrets.
Le salafisme, une idéologie sectaire qui propage la haine
L’ennemi de l’occident, de la France, mais aussi des musulmans, partout où il se répand, c’est le salafisme. Il ne s’agit pas « d’islam radical », mais d’une idéologie opérationnelle promue et déployée originellement depuis l’Arabie Saoudite et le Qatar et qui s’est répandue à travers un vaste réseau de groupuscules terroristes comme l’Etat islamique ou Al-Qaïda, mais dont les ramifications sont maintenant mondiales.
Selon Kamel Daoud, le wahhabisme, l’autre nom du salafisme en Arabie Saoudite, «a l’idée de restaurer un califat fantasmé autour d’un désert, un livre sacré et deux lieux saints, la Mecque et Médine. C’est un puritanisme né dans le massacre et le sang, qui se traduit aujourd’hui par un lien surréaliste à la femme, une interdiction pour les non-musulmans d’entrer dans le territoire sacré, une loi religieuse rigoriste, et puis aussi un rapport maladif à l’image et à la représentation et donc l’art, ainsi que le corps, la nudité et la liberté.»
Toujours selon Kamel Daoud, les générations de djihadistes actuelles « ont été biberonnées par la Fatwa Valley, espèce de Vatican islamiste avec une vaste industrie produisant théologiens, lois religieuses, livres et politiques éditoriales et médiatiques agressives. »
Le salafisme prospère ainsi comme une véritable industrie du djihad, il utilise tous les outils médiatiques modernes pour endoctriner et propager sa culture de la haine.
La rapidité de certaines conversions associées à des passages à l’acte tout aussi rapides renvoie bien davantage au phénomène sectaire qu’à la religion. C’est particulièrement frappant lorsqu’on regarde le parcours de certains auteurs d’actes terroristes comme Mickael Harpon ou Mohamed Lahouaiej-Bouhlel qui se sont « radicalisés » en quelques semaines ou quelques mois avant de passer à l’acte. Les signes de la « radicalisation » elle-même, notamment la rupture des attaches sociales antérieures, renvoie au phénomène sectaire.
Ainsi la première mesure de salubrité publique doit être, en France comme dans de nombreux autres pays, de nommer précisément l’ennemi, le salafisme, et de le qualifier comme phénomène sectaire.
Comme le définit le site gouvernemental de la Mission Interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES), la dérive sectaire est un « dévoiement de la liberté de pensée, d’opinion ou de religion qui porte atteinte à l’ordre public, aux lois ou aux règlements, aux droits fondamentaux, à la sécurité ou à l’intégrité des personnes. Elle se caractérise par la mise en œuvre, par un groupe organisé ou par un individu isolé, quelle que soit sa nature ou son activité, de pressions ou de techniques ayant pour but de créer, de maintenir ou d’exploiter chez une personne un état de sujétion psychologique ou physique, la privant d’une partie de son libre arbitre, avec des conséquences dommageables pour cette personne, son entourage ou pour la société. »
Tous ces éléments se retrouvent expressément dans la doctrine salafiste; c’est bien elle qu’il faut combattre, pas l’Islam.
Guillaume Borel
Guillaume Borel est un enseignant français, un brillant analyste politique bien connu des lecteurs d’Arrêt sur info. Il est l’auteur notamment de l’ouvrage Le travail, histoire d’une idéologie – Éditions Utopia: 2015. Il s’intéresse à la géopolitique, aux questions de macro-économie, de propagande et de manipulations médiatiques.
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