L’Élysée et le « Gladio B »
par Thierry Meyssan
Durant la Guerre
froide, les États pro-US ont connu un sanglant précédent de répression illégale
et secrète. S’il est clair que ce système a été progressivement démantelé en
Europe, il ne s’est jamais interrompu au « Moyen-Orient élargi » mais
s’y est transformé. Les agissements de l’Élysée dans le cadre de l’affaire
Benalla, laissent entrevoir la possibilité que cette histoire ne soit pas
finie.
RÉSEAU VOLTAIRE | DAMAS
(SYRIE) | 27 JUILLET 2018
Bien que tout le monde ait vu Alexandre Benalla
escorter un peu partout le président de la République, il n’était aucunement
chargé de sa sécurité. Mais qu’elle était donc sa fonction ?
Qui
est Alexandre Benalla ?
Révélée par Le Monde, l’affaire Benalla a laissé apercevoir ce
qui se passe dans les coulisses de l’Élysée. Un collaborateur d’Emmanuel Macron
est un voyou qui, se faisant passer pour un policier, est allé tabasser deux
manifestants le 1er mai dernier, muni d’un brassard de police et d’une radio
interne de la police. Il bénéficiait de « copinages malsains », selon
l’expression du préfet Michel Delpuech. Cet aspect des choses fait désormais
l’objet d’une enquête judiciaire où 5 personnes sont mises en examen. Elle est
doublée d’une enquête administrative de l’Inspection générale (IGPN).
Il se trouve que, loin d’être un vague collaborateur,
ce voyou n’était autre que le « directeur adjoint du cabinet du président
de la République ». Il escortait son patron en de très nombreuses occasions,
aussi bien publiques que privées et disposait du double des clés de sa
résidence secondaire. Un permis de port d’armes permanent lui avait été octroyé
en raison de sa fonction (laquelle exactement ?). Une voiture de fonction
avec de super-gyrophares lui avait été attribuée (par qui ?). Il détenait
une carte d’accès à l’hémicycle de l’Assemblée nationale, un passeport
diplomatique, et une accréditation Secret-Défense (pourquoi ?).
Selon les syndicats de policiers déposant sous serment
devant la Mission d’information sénatoriale, ce voyou du président inspirait la
« terreur » aux policiers. Il n’hésitait pas à menacer et à injurier
de hauts gradés de la police et de la gendarmerie auxquels il se permettait de
donner des ordres. Il se rendait à des réunions au ministère de l’Intérieur et
à la préfecture de police accompagné de « barbouzes ». Il recrutait
des « vigiles » pour l’Élysée. —Toutes imputations fermement
démenties par le cabinet du président de la République—.
Le président Macron a déclaré avoir été
« trahi » par Alexandre Benalla et l’avoir sanctionné de quinze jours
de suspension avec interruption de son salaire et l’avoir réaffecté à un poste
moins important. Cependant, pour des raisons « techniques », la
sanction financière n’a pas été appliquée. En outre, quelques jours plus tard,
en raison du « manque de personnel », le même Benalla accompagnait à
nouveau le président comme si de rien n’était. Aucune des personnes chargées de
la sécurité présidentielle, ni même le ministre de l’Intérieur, ne
s’inquiétèrent de cette proximité persistante, bien qu’ils connaissaient le
tabassage du 1er mai.
D’où cette question évidente des parlementaires,
constitués en Commissions d’enquête : Alexandre Benalla faisait-il partie
d’une police parallèle en gestation, aux seuls ordres du président
Macron ?
Il faut bien comprendre que dans le système
constitutionnel français, le président de la République n’a aucun pouvoir sur
les administrations qui relèvent du seul gouvernement. Sa sécurité est assurée
par des fonctionnaires, civils et militaires [1]. Si le président disposait d’un service de sécurité placés
sous ses seuls ordres, celui-ci ne pourrait être contrôlé car il bénéficierait
de l’« irresponsabilité » accordée au président pour la durée de son
mandat.
Après six jours de mutisme, le président de la
République s’est adressé à ses fidèles réunis pour une soirée. Oubliant que
même ses soutiens se posent des questions, il les a mobilisés contre ses
ennemis qui lui cherchent des poux dans la tête. Il a déclaré avoir été trahi
par son directeur-adjoint de cabinet. Il a revendiqué être le seul chef et par
conséquent le seul « responsable » de cette erreur de casting (en
réalité, le seul auteur de cette erreur).
Cette prise de parole était très belle et touchante.
Mais elle ne répond pas à la question posée.
Surtout, elle fait obstacle au travail des
parlementaires en dispensant les personnalités auditionnées de répondre en
détail, puisque seul le président est —ou plutôt sera à l’issue de son mandat—
« responsable ». Circulez, il n’y a rien à voir !
Les parlementaires avaient déjà été ébranlés par une
déclaration sous serment du directeur de l’ordre public de la préfecture de
police, Alain Gibelin, contredisant les déclarations de l’Élysée… avant de
rectifier lui-même son propos le lendemain ; puis par les contradictions
entre la description officielle du poste d’Alexandre Benalla et les motifs
figurant sur son arrêté préfectoral de port d’armes ; ou encore par la
déclaration de l’Élysée qu’il ne disposait pas d’appartement de fonction
contredite par sa déclaration fiscale de changement d’adresse le 9 juillet dans
la caserne du Quai Branly.
Sans parler du vol de vidéos de surveillance à la
préfecture de police de Paris par des policiers agissant pour le compte
d’Alexandre Benalla ; vidéos qui aboutirent une journée complète à
l’Élysée où de nombreux collaborateurs les visionnèrent.
L’hypothèse
du « Gladio B »
Nous avons publié dans ces colonnes que la mission de Monsieur Benalla
était de créer un équivalent français de l’US Secret Service intégrant
à la fois la fonction de protection du président et de lutte contre le
terrorisme [2] ; une information aujourd’hui largement reprises par
nos confrères sans nous citer.
Le ministre de l’Intérieur, qui a déclaré ne rien
connaître de cette affaire, est persuadé que la refonte des services de
sécurité de l’Élysée ne visait pas à les faire échapper aux hiérarchies traditionnelles.
On espère qu’il ne s’est pas laissé intoxiquer sur ce sujet là aussi.
Cependant, on se souvient que, durant la Guerre
froide, les États-Unis et le Royaume-Uni avaient créés dans l’ensemble des
États alliés un service pour lutter contre l’influence soviétique à l’insu des
institutions nationales. Ce système est connu des historiens sous le nom
de stay-behind et du grand public sous celui de sa branche
italienne, le Gladio. Dans le monde entier, il était géré conjointement par la
CIA et le MI6, via la Ligue anti-communiste mondiale (WACL) [3], sauf en Europe où il fut rattaché à l’Otan [4].
Les principaux responsables opérationnels de ce
réseau stay-behind (c’est-à-dire apte à entrer dans la clandestinité
en cas d’invasion soviétique) étaient d’anciens responsables de la répression
nazie. Si les Français savent que le capitaine de la SS et chef de la Gestapo à
Lyon, Klaus Barbie, est ainsi devenu le responsable du réseau stay-behind en
Bolivie contre Che Guevara, ils ignorent par exemple que le préfet de police de
Paris, le collaborationniste Maurice Papon, qui fit massacrer une centaine
d’Algériens le 17 octobre 1961, était un des responsables du réseau en France
contre le FLN [5]. Ici, à Damas où je réside, on se souvient d’un autre
officier SS et directeur du camp de Drancy, Alois Brunner, qui fut placé comme
conseiller des services secrets syriens par la CIA et le MI6 pour empêcher que
le pays ne bascule dans le camp soviétique. Il fut arrêté par le président
Bachar el-Assad dès son accession au pouvoir.
En France, lorsque le stay-behind se
retourna contre la France accusée de lâcher l’Algérie aux Soviétiques, organisa
le coup d’État de 1961 et finança l’OAS (Organisation de l’Armée secrète), le
président De Gaulle en récupéra certains agents pour former une milice contre
la milice : le SAC (Service d’action civique) [6].
Malgré les apparences, il ne s’agit pas là de si
vieilles histoires que cela : le monde politique comporte toujours des
personnalités ayant appartenu au réseau stay-behind ; par
exemple, l’actuel président de la Commission européenne, Jean-Claude Junker,
fut le chef du Gladio au Luxembourg [7].
Le premier
secrétaire général d’« En marche ! », Ludovic Chaker, serait un
agent de la DGSE. Par hasard, il avait engagé comme garde du corps pour le
candidat Macron un ami de Jawad Bendaoud, le « logeur de Daesh ». Il
est aujourd’hui chargé de mission à l’Élysée où il « double » la task
force anti-terroriste du préfet Bousquet de Florian.
Bien sûr, au XXIème siècle, on ne torture et on
n’assassine plus comme jadis, on se contente de discréditer les gêneurs par
voie de presse. Surtout il n’y a plus d’Union soviétique, donc plus de
réseau stay-behind. Mais le personnel dont on disposait et qui
s’était renouvelé a dû être recasé. Quantité d’éléments attestent que ces
agents ont d’abord conduit le jihad contre les Soviétiques en Afghanistan, puis
aujourd’hui contre la Russie [8], au point d’être désignés par le FBI sous l’appellation
de Gladio B [9]. L’efficacité de ce réseau au « Moyen-Orient
élargi » durant les 17 dernières années n’est plus à démontrer.
Précisément, la question de la lutte contre le
terrorisme —ou de sa manipulation— dépendait aux États-Unis du Secret
Servicedont l’Élysée préparait une réplique. Étrangement la task
forceélyséenne anti-terroriste, dirigée par le préfet Pierre de Bousquet de
Florian, est déjà doublée par une « cellule » confiée à un chargé de
mission auprès du chef d’état-major du président, l’amiral Bernard Rogel.
Selon L’Opinion, ce chargé de mission, Ludovic Chaker —qui a fait
engager Benalla— est un « ancien » agent de la Direction générale de
la Sécurité extérieure (DGSE) [10].
Il ne s’agit pas de comparer Alexandre Benalla à
Maurice Papon, mais de s’interroger sur la possibilité qu’il soit un élément
d’une force de répression illégale en cours de (re)constitution en Europe.
Qui
a déclenché l’affaire Benalla ?
Il est extrêmement clair, qu’en l’absence de plainte des victimes de
Monsieur Benalla et vu la difficulté de le reconnaître sur les vidéos de ses
exactions, cette affaire n’est pas spontanément devenue publique.
L’ancien conseiller
de Donald Trump, Steve Bannon, vient de s’installer à Bruxelles avec la mission
de « faire sauter Emmanuel Macron et Angela Merkel comme dans un jeu de
quilles ».
Les personnes qui l’ont fait éclater devaient être
très bien informées, aussi bien sur Alexandre Benalla que sur la confusion
régnant à l’Élysée. Cependant leur statut officiel les contraignait à la
discrétion. On pense immédiatement à des responsables de la Direction générale
de la Sécurité intérieure (DGSI) ou de la Direction du Renseignement et de la
Sécurité de la Défense (DRSD).
Il n’est pas impossible que des policiers aient donné
à Alexandre Benalla les attributs de police qu’il usurpait le 1er mai. Il
serait alors tombé dans un piège [11].
Nous ne sommes plus dans la même situation qu’au cours
de la Guerre froide et de la guerre d’Algérie. Cette affaire n’a rien à voir
avec le SAC. Le président Macron ne cherchait pas à protéger le pays d’une
milice en violant lui aussi la loi. Nous sommes au contraire dans une situation
d’affrontement entre d’un côté l’alliance Russie-États-Unis et de l’autre
l’État profond anglo-saxon qui se déchaîne contre le président Trump.
[1] Durant les périodes de cohabitation entre une président et
un Premier ministre de formations politiques opposées, la sécurité du président
a été exclusivement assurée par des gendarmes afin de ne pas révéler au Premier
ministre ce que faisait le président.
[2] « La mission
d’Alexandre Benalla », Réseau Voltaire, 22 juillet
2018.
[3] « La Ligue
anti-communiste mondiale, une internationale du crime », par
Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 12 mai 2004.
[4] Secret Warfare : Operation Gladio and NATO’s
Stay-Behind Armies, Daniele Ganser, Routledge 2005. Version
française : Les Armées Secrètes de l’OTAN, Demi-Lune, 2007. Le stay-behind a
fait l’objet de nombreux documentaires, dont en français Les Armées secrètes de
l’OTAN, d’Emmanuel Amara pour France-Télévision, ou Au cœur de la Guerre
froide : les hommes de l’ombre de Lucio Mollica pour
la RTBF. Pour ma part, j’avais écris cet article, il y a une vingtaine
d’années : « Stay-behind : les réseaux d’ingérence américains », Réseau
Voltaire, 20 août 2001.
[5] « La guerre
secrète en France », par Daniele Ganser, Réseau
Voltaire, 18 avril 2011.
[6] « Quand le stay-behind portait De Gaulle au pouvoir »,
« Quand le stay-behind voulait remplacer De Gaulle », par
Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 27 août et 10 septembre 2001.
[7] « Gladio-Luxembourg :
Juncker contraint de démissionner », Réseau Voltaire,
10 juillet 2013.
[8] Lire la seconde partie de Sous nos yeux. Du 11-septembre à Donald Trump, Thierry
Meyssan, Demi-Lune 2017.
[9] Lire et voir les nombreux ouvrages et documentaires de
Sibel Edmonds.
[10] « Ludovic Chaker : un ami de Benalla est « chargé de
mission » auprès de l’amiral Rogel (actualisé -2) »,
Jean-Dominique Merchet, L’Opinion, 26 juillet 2018.
[11] Voir la déposition et la lettre d’Alain Gibelin à la
Commission de l’Assemblée nationale et les comparer aux déclarations
d’Alexandre Benalla au Monde du 27 juillet.
.....et cette autre analyse que j'ai trouvée plus qu'amusante :
https://www.youtube.com/watch?v=jL_zgAmUp74